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pour les enfans d’Erin, cette langue n’est ni une langue morte, ni une langue étrangère, c’est une partie intégrante de leur être, un second self, un élément oublié d’eux-mêmes. L’anglais qu’ils parlent, on l’a remarqué souvent, est un anglais appris, livresque, plein d’idiotismes irlandais qui leur sont à leur insu restés accrochés dans le cerveau, et même, si l’on compare l’éloquence d’un Burke ou d’un Grattan à celle d’un Pitt ou d’un Fox, on est forcé d’avouer que la première a quelque chose de factice et d’étudié que n’a pas l’autre. Mais qu’un jour les Irlandais se remettent à leur vieille langue nationale, et voilà qu’ils « se retrouvent » eux-mêmes. « Quand je commençai à étudier, » dit curieusement une Irlandaise, « les mots m’apparurent comme familiers, mon esprit allait naturellement à eux, c’était comme si je tirais de mon cerveau des choses que je ne savais pas y avoir ; il me semblait que jusqu’alors je n’avais pas été moi et que je découvrais en moi un autre moi-même, le vrai, avec quantité d’idées et de sentimens que j’étais naguère incapable de concevoir. »

Ainsi l’on s’explique l’essor intellectuel qui accompagne en Irlande la résurrection du langage national. Les esprits, que stérilisait naguère l’anglicisation, retrouvent avec leur mode d’expression normal une ardeur et une activité nouvelles. Et le moral même, par un curieux effet psychologique, gagne sensiblement à cette reprise du langage d’autrefois, de ce vieux vocabulaire que la civilisation celtique avait créé à son image ;, avait chargé de force, d’idéal, de beauté, et qui vient aujourd’hui restituer aux générations nouvelles, avec l’esprit du passé, son enseignement traditionnel et son « dépôt » moral. L’Irlande, en retrouvant son langage, retrouve donc peu à peu son âme nationale. C’est, avec l’esprit du passé, un esprit nouveau qui souffle en Erin, et cet esprit nouveau est d’autant plus précieux, au dire des observateurs prévoyons, que seul il pourra lutter un jour, victorieusement, contre le mal qui menace l’Irlande dans un avenir plus ou moins prochain, le scepticisme, maladie de croissance que provoquerait d’abord le développement du bien-être matériel, peut-être aussi une diminution toujours à craindre de l’esprit religieux, sans parler de l’influence déprimante du régime d’instruction purement mécanique aujourd’hui en vigueur…