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« horreurs à un sou, » ses penny dreadfuls : il est en passe de devenir cockney. Il y a là, remarquons-le, quelque chose de plus grave que le grand fait, partout observé, de la disparition du particularisme rural : il y a un lent procès de « dénationalisation, » dont les traces se retrouvent d’ailleurs encore plus marquées dans les classes moyennes de l’Irlande ; — je ne parle pas de l’aristocratie qui est depuis longtemps anglicisée, et probablement sans espoir de retour. — Commerçante ou libérale, la bourgeoisie des villes a depuis longtemps perdu, à d’honorables exceptions près, l’usage de la langue irlandaise, et s’est ainsi volontairement coupée des sources de la tradition et de l’histoire nationale. Son éducation est quasi anglaise. Depuis l’émancipation des catholiques en 1829, elle s’est sentie naturellement attirée vers les fonctions légales, les emplois publics, les places dans les banques et le haut commerce, où l’esprit régnant est d’ordinaire très teinté d’anglo-saxonnisme, quand il n’est pas particulièrement anti-irlandais. Surtout elle est gâtée par un incurable préjugé d’admiration et d’imitation des choses anglaises, des idées et des mœurs anglaises, par ce qu’on appelle là-bas le shoneenism, le péché national et social des snobs. L’anglomanie règne en Irlande. Hors ce qui est respectable, rien ne vaut ; or, tout ce qui est anglais est respectable, et rien n’est respectable que ce qui est anglais. On abhorre et on méprise le « Saxon, » l’ennemi héréditaire, mais telle est sa force qu’on le copie en tout : il est la « race dominante. » Pour les petites choses comme pour les grandes, on dirait, que l’initiative et l’originalité s’en sont allées et qu’on en est réduit à l’imitation. Chacun greffe un accent anglais sur son brogue irlandais. On prend à l’Angleterre ses modes, ses mœurs, ses sports. On rit aux caricatures de Punch et aux satires de Truth. Au théâtre, on n’entend que les dernières nouveautés de Londres ; aux music halls, les chansons et monologues où Paddy, faisant la bête, sert de grotesque pour amuser ses compatriotes. On n’appelle plus ses filles Kathleen, ni Brighid, mais Mabel ou Gladys. On s’habille et se fournit dans des maisons anglaises, au détriment de l’industrie nationale. Les grands journaux, si anti-anglais soient-ils en politique, sont rédigés et dirigés à l’anglaise, avec cette différence qu’il y a plus d’esprit et de talent dans le Freemans, par exemple, que dans les trois quarts des feuilles britanniques. Enfin, voyez les hommes politiques : on cite parmi eux M. O’ Donnell, qui révolutionna