Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/768

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils n’ont pas tout à fait tort lorsqu’ils voient dans la renaissance de la langue irlandaise le signe, le facteur d’une transformation profonde de l’Irlande moderne.

L’Irlande, il y a dix ou quinze ans, était toute à la lutte agraire et politique, aux espoirs d’indépendance et de liberté. On sait quels événemens vinrent coup sur coup briser ses efforts et ruiner ses illusions : la retraite et la mort, en 1891, du grand leader national, Charles Parnell ; puis, en 1893, le rejet final du home rule par la Chambre des lords ; enfin, l’avènement au pouvoir, en 1895, du parti conservateur et unioniste avec une majorité telle que d’ici longtemps, Erin n’allait rien avoir à attendre de la bienveillance d’Albion. L’échec du home rule surtout blessa l’Irlande au cœur. Elle n’eut pas de colère, pas de révolte ; mais, sous la violence du choc, ses yeux s’ouvrirent à la réalité des choses, elle apprit à juger cette démocratie anglaise en qui elle avait mis quelque confiance autrefois… Elle comprit sa situation, et vit que les circonstances n’étaient plus pour elle : à Westminster, après la mort de Parnell, le parti irlandais s’était scindé en deux, puis en trois sections, isolément impuissantes et passant leur temps à s’entre-quereller ; d’ailleurs, que pouvait-on faire au Parlement devant l’irrésistible poussée impérialiste ; — qu’y peut faire aujourd’hui même le parti irlandais reconstitué dans son unité, — si ce n’est une opposition de détail ou de principe, sans résultat ni sanction ? Il n’y avait donc qu’à renoncer, provisoirement et jusqu’à des temps meilleurs, aux grandes luttes parlementaires, à l’espoir de l’indépendance prochaine. Vaincue pour un temps, l’Irlande, depuis dix ans, s’est repliée sur elle-même, douloureuse et résignée.

L’Irlande s’est recueillie. Son examen de conscience lui a fait voir tout de suite qu’elle s’est trop longtemps laissé absorber par l’agitation politique, obséder par l’idée de ce home rule auquel elle a tout sacrifié et qui (les Anglais le savent bien) lui sera fatalement donné un jour ou l’autre, sous une forme ou sous une autre, en sorte qu’elle n’a guère qu’à laisser faire le temps qui travaille ici pour elle. Mais le temps, à d’autres égards, ne travaille-t-il pas contre elle ? Ne compromet-il pas, au train dont vont les choses, ce qu’il y a dans la vie d’un peuple de supérieur à la politique et aux politiciens, à la liberté même, j’entends la « nationalité ? » Ce ne sont pas cent ou deux cents députés siégeant au College Green de Dublin, dans cette grande bâtisse