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assez haute pour admettre que ses intérêts personnels fussent contraires à l’intérêt général ; détachement assez complet pour ne pas se préférer et pour renouveler par la patience de chaque jour les sacrifices une fois consentis ; aptitude non seulement à supporter les événemens, mais à les dominer ; puissance de la parole et de la plume : tous les avantages partagés d’ordinaire entre les privilégiées du sort se trouvaient réunis en cette accapareuse. Elle possédait, outre les ressources utiles en tous les temps, les ressources les plus précieuses pour le temps où elle vivait, comme des dons de rechange qui lui assuraient de n’être jamais à court, et, ses titres disparus même avec ses richesses, de rester au premier rang. Soit qu’émigrée, elle opposât son sens des réalités aux rêves de sa caste, soit qu’en France, elle recommandât à l’ancienne société les réformes de la nouvelle et à la nouvelle les traditions de l’ancienne, quelle conseillère pour ses contemporains éperdus entre un monde détruit et un monde destructeur ! Ce qui manqua alors aux deux France qui avaient à se comprendre et à se pardonner, ce furent les influences propiliatrices. Pour être une de ces reines de paix, il suffisait que cette femme ne repoussât pas les avances de la destinée.

Pourquoi fut-elle si peu ce qu’elle pouvait être ? Quelles erreurs de conduite lui fermèrent l’avenir ? Au début, une seule. Elle ne veut pas soumettre son cœur à d’autre loi que l’attrait. En quoi, elle ne semble que suivre l’usage. L’indépendance du cœur était alors pour les grandes dames comme le droit commun de la vie conjugale : habiles ordonnatrices de leurs désordres, la plupart s’assuraient, par leurs amans, la variété des tendresses et, par leur mari, la fixité de la fortune et du rang. Ces femmes à qui il fallait tant d’affections n’aimaient en réalité qu’elles-mêmes. C’est leur égoïsme qui, dans les aventures défendues et dans les situations régulières, cherchait uniquement son plaisir et sa commodité. Autrement profonde, la sensibilité d’Aimée se lassa bientôt de trahir ainsi tout ensemble le devoir et la passion. Elle voulut être sans discontinuité ni partage où elle aimait. En cela, elle dérogeait aux mœurs qu’elle avait l’air de suivre, et il y avait dans sa tendresse exclusive plus de probité que dans les froides combinaisons des coquettes. Mais son ardeur l’entraînait plus loin hors de l’ordre et ménageait moins les apparences qui concilient les faiblesses avec la réputation. Comme elle consulte