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chambre était remplie de la bonne compagnie d’autrefois, parce qu’elle déteste la Révolution ; elle est difficile sûr la conduite des femmes, parce qu’une certaine sévérité sied bien à son âge ; et, avec ces motifs pour chacune de ses actions et cette inconséquence générale pour toutes, elle est la plus piquante, la plus gaie, la plus absolue, la plus aimable et la moins bonne des femmes.


En tout bon portrait, on reconnaît deux personnes : le modèle et le peintre, qui, par sa manière d’interpréter autrui, se montre lui-même. Ici le peintre marque les deux œuvres par un trait commun, l’insistance sur l’irrégularité des mœurs. Pour Mme de Vaudemont, Aimée se contente de deux mots, mais de ceux qui par leur vague même étendent sur toute une vie un soupçon de désordre ; pour Mme de Laval, le désordre semble être toute la vie. Tant de lumière sur leurs faiblesses de cœur jette surtout du jour sur la plaie secrète de celle qui leur ressemble. En vain Aimée voudrait par son silence sur sa vie intime donner à croire qu’elle se tait de son bonheur. Le monde, par ses jugemens sans nombre, sans bruit, et sans appel, lui a signifié qu’en abandonnant l’existence régulière, elle a perdu de son importance, de sa valeur et même de son charme. Elle, à montrer que les femmes les plus respectées et les plus prudes ont fait autant et pis convainc d’hypocrisie la morale et d’imbécillité l’estime publique, avilit les puissances dont elle souffre et dont elle n’ose se plaindre. Pour son honneur, il lui faut déshonorer. Et elle subit ainsi la double déchéance qui, par nos vices, nous rend malheureux d’abord et méchans ensuite.

Mais ces portraits sont beaux précisément parce que le peintre, accoutumé à trouver sa perfection dans les imperfections de ses modèles, n’a composé ici leur physionomie que de leurs laideurs. La plénitude s’est faite du talent par la malignité. Et si, de cette malignité, une part, l’accusation de mauvaises mœurs, est une vengeance de jalousie, le reste, tout cruel soit-il, n’est inspiré par aucune haine. C’est d’instinct, avant même de s’être demandé si elle ferait du mal, qu’elle l’a déjà fait. Elle a, comme les félins, les ongles rétractiles : il suffit qu’elle détende ses nerfs et étende ses muscles pour que les ongles sortent d’eux-mêmes, sans colère se plantent dans toute chair à leur portée, et, sans plus de colère, pour se dégager, emportent le morceau. Ainsi se trouvent tracés à vif sur les victimes ses dessins à la griffe. Cette cruauté inconsciente, cette inaptitude à la pitié, défendait des