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déconcertantes, et feraient croire, tant son attitude est tranquille, que sa conscience l’est aussi. Pourtant Mme de Coigny a surpris encore le défaut de cette apparence : « Comme les fées dont on nous a entretenues dans notre enfance, qui pendant un certain temps étaient obligées de perdre les formes brillantes dont elles étaient revêtues pour en prendre de repoussantes, M. de Talleyrand est sujet à de subites métamorphoses qui ne durent pas, mais qui sont effrayantes. Alors la vue des honnêtes gens le gêne et ils lui deviennent odieux. » Odieux comme un remords. En son âme partagée l’attrait de certains vices est trop impérieux pour ne pas rester vainqueur ; mais l’intelligence du bien est trop claire pour ne pas répandre jusque sur ses plaisirs l’humiliation de sa faiblesse morale. À certaines heures, le désintéressement, la fidélité, le courage chassés de sa vie lui apparaissent dans la vie des autres et ces spectres le troublent. Il voit la beauté de ce qu’il a abandonné, il envie ce qu’il ne tente pas d’imiter. Et ses retours de conscience semblent le rendre plus mauvais : il en veut aux vertus qui l’obligent à comparer et à rougir, et sous sa belle impassibilité de surface s’entr’ouvrent les profondeurs douloureuses de sa vie. Elle ressemble à cette terre napolitaine où il a ses fiefs et dont il porte le nom : là aussi l’atmosphère est douce, le climat égal, et les fleurs sont de toutes saisons, mais de loin en loin par des fissures soudaines s’échappe une haleine de soufre, et parfois le grand cratère, versant sur cette paix ses laves et ses cendres, teinte le ciel entier par un reflet infernal d’abîme.


XIII

Occupée de Talleyrand, Mme de Coigny n’a garde de se taire sur le monde où elle le rencontre. Jamais on n’a mieux exprimé le contraste entre « la manière de vivre positive » et nouvelle « des gens occupés de leurs affaires, les faisant bien, prenant tout au sérieux, affrontant les dangers, mais ne sachant pas en rire, employant tous leurs momens parce qu’ils ignoraient comment on peut les perdre » et « le savoir vivre d’autrefois, composé de nuances, d’à peu près, et d’un doux laisser aller, où la gaîté, la plaisanterie, la molle insouciance, berçaient la moitié de la vie, où laisser couler le temps était une façon de parler habituelle et familière. » Elle fait comprendre combien les quelques