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de tous et au pouvoir d’un seul, ils veulent substituer le gouvernement des meilleurs.

Qui sont les meilleurs ? C’est là que diffèrent l’opinion de Boisgelin et celle de Talleyrand.

Boisgelin, pour rétablir une aristocratie, songe naturellement à la noblesse, dont il est. Mais il reconnaît que, pour se servir de cette noblesse, il la faut transformer. Une aristocratie véritable est celle qui assure une influence privilégiée dans l’Etat aux hommes illustrés par des services rendus à l’Etat. La certitude de mieux exciter leur zèle en les récompensant jusque dans leur descendance, la chance incertaine, mais assez fréquente, que des vertus se transmettent avec le sang, l’avantage de confier des intérêts durables à des familles durables comme eux, expliquent l’hérédité des privilèges. Mais une aristocratie digne de ce nom, aussi soucieuse de se rajeunir que de se perpétuer, proportionne l’influence aux services, anciens ou récens. La noblesse française, à mesure que se réduisait son rôle dans la vie nationale et qu’elle pouvait moins s’honorer de services présens, était devenue plus vaine des services passés. Elle avait de plus en plus mesuré l’honneur des familles à leur antiquité, et, non contente d’être un corps héréditaire, avait voulu devenir un corps fermé. Tout ce qui vit sans se renouveler dégénère, et les survivans épuisés des vieilles races s’étaient trouvés incapables de se défendre contre les usurpations de la royauté, incapables aussi de défendre la royauté contre la populace. Comment subordonner une royauté qui avait fini par être tout à une noblesse qui avait fini par n’être rien ?

Le plus simple semblait de rajeunir l’élite par les mêmes moyens qui l’avaient d’abord formée, d’attribuer un privilège politique à l’exercice de certaines fonctions, aux premières dignités dans les services publics. Mais, sous la Révolution, les plus hautes charges, remises aux flatteurs par l’aveuglement du peuple ou usurpées par l’audace des violens, ne prouvaient plus le mérite ; et sous l’Empire, les plus glorieuses aptitudes aux armes, a l’administration et la science s’unissaient à la servilité. Une présomption moins incertaine d’indépendance ne serait-elle pas la fortune ? Dans celui qui l’a fondée, elle prouve une valeur personnelle, car la source des gains durables est la continuité de l’effort judicieux ; aux héritiers cette fortune assure une éducation qui donne à leurs facultés tout leur développement.