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dépendre que de lois qui soumissent proportionnellement toutes les existences à porter en commun le fardeau des charges publiques… C’est pourquoi l’indulgence est entrée dans mon cœur, et les plus coupables excès ne m’ont paru que les exagérations de la chose vraiment utile et désirée. » Non seulement elle les excuse, elle les explique. L’hostilité des Français contre l’ordre ancien les a « poussés à le détruire avant de savoir celui qui leur conviendrait. La crainte de retomber dans un état qui leur était odieux les a fait courir à son extrémité opposée. » A son tour, le gouvernement incapable, corrompu, cruel et anarchique de la populace devait finir par une réaction d’unité, de gloire, d’ordre et de silence. Mais le dominateur qui a tout réduit en obéissance ne sait pas commander à lui-même. En Napoléon, c’est le génie militaire qui a été couronné ; le souverain n’a pas su remettre au fourreau l’épée du général. Les cercles de plus en plus vastes où elle étend la conquête et la spoliation des peuples préparent l’alliance de tous contre l’envahisseur commun, une disproportion de forces telle que nul génie ne la pourra combler, une revanche où chaque nation dépouillée exercera à son tour ses représailles sur la terre de France, et le démembrement de la patrie est au terme de ses victoires. Donc, non seulement les maux que la France espérait guérir en détruisant l’ancien régime durent toujours ; ils se sont aggravés au point de compromettre, outre les droits individuels, l’existence nationale, et la réforme voulue en 1789 reste plus que jamais inaccomplie et nécessaire.

Ces considérations préparent à ne pas s’étonner si, contre le géant Goliath, une petite pierre se glisse dans la fronde d’un David obscur ; à ne pas sourire, lorsque, à l’heure où Napoléon achevait par l’invasion de la Russie la conquête du continent, commence le récit de la guerre déclarée par M. de Boisgelin à Napoléon.


— Au train dont vont les choses, me dit un jour M. de Boisgelin, le monde va pencher sur nous et qu’est-ce qui nous soutiendra ? Que ferons-nous du héros vaincu ? Et, supposé que la France, dans laquelle vous et moi sommes nés, soit, par la suite, la seule qui nous reste, que feront les Français de leurs habitudes de millionnaires, une fois rentrés dans leur petit patrimoine ? Cet homme, pour qui nos moindres frontières sont le cours du Rhin et les Alpes, n’aura plus la place de signer « empereur des Français. » Cela dépassera notre territoire ; nous n’en aurons plus assez pour porter l’ex-maitre du monde… dépouillé, bien que restant maître du pays qui faisait l’orgueil de Louis XIV.