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célèbre ces mérites dans les Mémoires écrits pour lui, et, si l’on baisse un peu la note de l’éloge, la note est juste. Entre ces deux personnes, l’unique lien dont Aimée parle et s’honore est celui d’une tendre et enthousiaste amitié. Je ne voudrais pas suivre l’exemple des écrivains que j’ai repris d’avoir cru au mal sans preuves, et la preuve est pénible, qu’on cherche dans les aveux d’une femme pour établir l’insuffisance de ses aveux. Je me contente de lire les Mémoires : cette amitié se plaît aux caresses des mots, et l’ami est plus Bruno que Boisgelin ; entre elle et lui, l’intimité est assez grande pour qu’à toute heure du jour elle puisse aller chez lui, ou lui, l’attendre chez elle, comme si les deux logis étaient communs ; parfois ils n’en ont qu’un, partent ensemble pour le château de Vigny, où tous deux demeurent seuls jusqu’à trois mois. Or, l’ancien capitaine de dragons est marié à une femme laide[1] et ne se pique d’être fidèle qu’à son roi. Aimée touche à l’âge où, Balzac va le dire, la femme est le plus voluptueusement désirable, en la plénitude de son fruit mûr. Cet épanouissement, proche du déclin, la sollicite elle-même, non moins tentée que tentatrice. Aucun scrupule ne la retient, et l’occasion habite sous son toit. Il me semble que j’entends dire : « La cause est entendue. » Mais si, par cette nouvelle affection, elle sortit encore du devoir, Aimée rentrait du moins dans son monde, et cette fois la faiblesse n’était pas avilie par le choix du complice.

M. de Boisgelin parvenait à un âge où l’amour complète, distrait, ou embarrasse la vie, mais ne la remplit pas. Sans emploi sous l’Empire, il avait plus de temps pour penser. La fidélité à ses princes, l’amour de son pays, l’espoir d’être utile à lui-même en servant sa cause, lui inspiraient le désir d’un autre régime. Et cette préoccupation devint chez lui trop profonde et constante pour que la confidence n’en fût pas faite à Aimée de Coigny.

En cette circonstance encore apparut l’aptitude de cette femme à accepter les pensées de ceux qu’elle aimait. Sans disputer avec

  1. Parmi les notes rédigées par le duc de Bassano en 1803, à l’appui des candidatures au titre de chambellan honoraire, se trouve celle-ci : « Bruno de Boisgelin, âgé de 40 ans, neveu du cardinal et du maître de la garderobe du roi, ayant épousé Mlle d’Harcourt, fille du duc de Beuvron. Il jouit de 35 000 livres de rente et attend une fortune considérable de sa belle-mère qui, étant Rouillé, a été immensément riche. C’est un homme aimable et de bonne compagnie ; sa femme, dont il n’a qu’une fille, est extrêmement petite et a un extérieur désagréable. » Archives nationales. Minutes des décrets. AF. IV 3177.