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matin chez elle, au galop de son cheval, lui dire que, n’ayant plus de famille et se sentant libre de disposer de son bien, il était résolu à vendre tout ce qu’il possédait pour acquérir la science. Sans connaître la demoiselle, il avait entendu dire qu’elle favorisait l’instruction chez les paysans et il réclamait son conseil. Peut-être, plus tard, quand il serait savant, réussirait-il à se procurer des moyens d’existence, mais, après tout, richesse ou pauvreté n’était que secondaire ; ce qu’il lui fallait, c’était la science pour la science elle-même. Elle l’interrogea : il avait reçu une instruction assez complète, mais, entre les différens degrés d’instruction, il y a en Russie des distances infranchissables, systématiquement établies. On ne passe pas de l’école primaire au lycée, ni de l’école normale où se forment les instituteurs à l’Université. C’était à l’Université que voulait arriver le jeune Cosaque. De bonnes recommandations l’aidèrent à atteindre ce but en Allemagne. Là, les professeurs lui trouvèrent des aptitudes fort ordinaires, mais une volonté de fer, qu’il mettait au service d’ambitions quelque peu chimériques. Tour à tour, il se croyait capable de devenir un grand savant, un grand écrivain ; sa vocation voltigeante se fixait sur toutes les branches de la pensée humaine, et, au fond, il n’était qu’un pauvre étudiant, au cerveau exalté, fatigué, qui soudain devint fou et finit dans un asile d’aliénés. Ce dénouement n’est pas très rare en Russie.

Aucun Théodorien n’est devenu fou d’ambition, et aucun, depuis dix-huit ans, n’a montré de talens hors ligne, mais Hélène a formé de très bons cultivateurs. Un certain Michel réussit admirablement dans l’horticulture, il entretient la belle pépinière de Théodorofka avec autant de soin et de goût que ferait le plus habile des spécialistes. Sa superbe écriture couvre, sur chaque plate-bande du jardin, des étiquettes que l’on dirait gravées ; c’est lui qui dirige en outre les industries d’hiver, enseignant à tous les enfans l’art de tailler le cuir et de fabriquer des bottes. L’agriculture, l’élevage sont en grand progrès, les paysans s’intéressent vivement aux conférences qui leur sont faites sur ces sujets. Nul ne peut nier le succès matériel de l’œuvre, mais, au point de vue moral, on avance moins vite.

C’est pourtant quelque chose qu’aucun délit grave ne soit jamais survenu à Théodorofka et que le sentiment de la dignité personnelle s’y éveille peu à peu chez tous ceux qui ont reçu de