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maintenir l’égalité des conditions ! Toujours des riches, toujours des pauvres, parce qu’il y aura toujours des travailleurs et des incapables, des chanceux et des enguignonnés.


30 septembre.

Le passage des oiseaux migrateurs nous avertit que l’hiver approche. Ce matin, l’érable, en face de ma fenêtre, était couvert d’oiseaux presque aussi gros que les corbeaux mantelés qui y perchent d’ordinaire. Mais ils ne portaient pas de camail gris ; leur crête bleue magnifique, leur aile rayée de blanc m’ont fait reconnaître des geais. L’un après l’autre, ils venaient, en voyageurs fatigués, se reposer sur les branches hospitalières, qui sont en train de passer du vert à d’admirables tons dorés. La coloration de tout le verger devient un régal pour les yeux. Les feuilles des poiriers, des pommiers, des pêchers, des cornouillers, sont de cuivre ou de pourpre avec des fusées de corail rouge çà et là. Tout brille d’un éclat métallique Je n’avais rien vu d’aussi brillant depuis les riches feuillages de l’automne américain.

C’est l’heure aussi de la migration des hirondelles. Par un vent furieux, une sorte d’avalanche d’oiseaux est venue l’autre jour frapper nos vitres, quelques-uns retombant ensanglantés, — de jeunes hirondelles trop faibles pour suivre leurs parens dans le grand voyage annuel. On les recueille, on les loge tant qu’elles veulent rester, et on les nourrit très aisément de mouches ; car cette horrible engeance, qui noircit depuis l’été les murs blancs de la maison, ne s’est pas encore laissé chasser.


Octobre.

Souvent je cause avec Hélène du sort présent et futur des Théodoriens ; elle n’est pas optimiste, son enthousiasme des premiers jours s’est apaisé, mais la volonté de persévérer reste chez elle la même. Il faudra beaucoup d’années, dit-elle, pour que des gens qui étaient, naguère encore, dans l’état d’ignorance des paysans occidentaux au moyen âge atteignent le niveau de ces mêmes paysans, tels qu’ils existent au XXe siècle. Elle ne verra pas le succès de ses efforts, mais d’autres, après elle, aideront au progrès jusqu’à ce qu’il s’accomplisse. Jamais personnalité ne s’effaça plus volontiers que ne le fait la sienne. A aucun degré, elle n’a ce sentiment, si commun, d’aimer à se sentir indispensable.