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Bientôt il ne fut bruit dans le groupe des artistes que du petit paysan prodige. On le poussa vers l’Ecole des Beaux-Arts. Tout serf pouvait se racheter ; le maître exigea, en cette circonstance, une forte somme, mais tant de gens s’intéressaient à l’affranchissement de Chevtchenko qu’il fut bientôt libre de se livrer à la peinture. Il ne devait pas lui rester fidèle. Retourné au pays natal, le don secret qu’il avait de la poésie prit le dessus. Chevtchenko se mit à chanter en dialecte la Petite-Russie, ses aspects, ses mœurs, son histoire, non sans un retour douloureux aux grandeurs passées, aux Cosaques d’au(refois, et de vagues aspirations à un réveil de cette république de l’Ukraine, qui compta des héros. Le poète ukrainophile fut arrêté, puis condamné à servir dans un régiment, avec la défense, qui équivalait à un arrêt de mort, de toucher jamais ni plume ni crayon. Après des années, on obtint sa grâce, et il put aller mourir dans la steppe qu’il aimait. Son nom y est resté en vénération. Longtemps ses écrits furent défendus, mais ils ne se laissèrent pas étouffer, et ils lui ont finalement assuré un rang durable parmi les gloires nationales de la Russie. Je les regarde longtemps, Gogol et lui, Gogol avec ses moustaches retombantes, l’étrange et subtile ironie de ses longs yeux étroits en amande, le bandeau presque féminin qui descend sur son front ; Chevtchenko, avec son brun visage plus rustique, aux traits fermes et courts, et la mélancolie jetée comme un voile sur sa jeune et sympathique physionomie.

J’aime cette mélancolie, qui se retrouve dans toutes les âmes russes, dans les chants que nous entendons le soir. Le jour de l’Assomption, après la nuit tombée, filles et garçons chantaient en chœur. On les entendait du village, et, à la fin de chaque couplet, tremblait cette noté haute, vibrante, longuement tenue, qui vous remue le cœur comme un cri désolé. Une autre fois, par la pluie, trois ouvriers occupés à nettoyer les arbres, près de la maison, mariaient leurs voix d’alto, de baryton et de basse, tout en débarrassant l’écorce de la mousse et des lichens. Je restai une heure à les écouter, tandis qu’ils passaient et repassaient dans le taillis, pareils à travers les branches à des capucins, dans la svietka brune qu’ils tissent eux-mêmes de la laine de leurs moutons. Je me suis informée des paroles qui accompagnent ces airs le plus souvent plaintifs ; c’étaient des chansons d’amour ; mais il y en a d’autres sur d’anciens sujets épiques, tels que les