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moins grande qu’ailleurs entre la vie naturelle et la vie de l’intelligence, ou plutôt qu’une alliance heureuse s’est conclue entre elles.

Au sortir de ce balcon où les huppes et les loriots vivent confians, protégés par le voisinage humain contre les éperviers qui planent, on passe dans une bibliothèque riche surtout en livres de science, mais où les chefs-d’œuvre des principales littératures de l’Europe figurent aussi. Je m’attarde tout de suite devant les livres français, autant d’amis qui, si loin, me souhaitent la bienvenue. Aucun d’eux n’a dû sentir les rigueurs de l’exil : lus et relus, leur reliure l’atteste. Ces belles éditions usées de Voltaire, de Rousseau, de Diderot remontent à l’époque de la Grande Catherine où les comédies de Molière étaient jouées à la Cour, et toutes les pompes impériales inspirées par le souvenir des splendeurs Louis-quatorziennes, tandis que toutes les idées étaient empruntées aux encyclopédistes. Un aïeul épris de la France, comme la plupart des grands seigneurs de son temps, et qui probablement se piquait de ne parler que français, les collectionna. Plus tard, quand l’Impératrice jadis philosophe devint réactionnaire vers la fin de son règne, il chargea de notes réparatrices les marges de ces bouquins, pour lesquels il avait professé un si vif enthousiasme, montrant une fois de plus ce que valent les convictions et les principes qui ont pour base une mode, un engouement.

Sauf le trésor des livres, accru d’année en année, la maison est assez simple pour que les paysans ne craignent pas d’y faire circuler leurs grosses bottes goudronnées et d’y montrer leurs guenilles, car guenilles est le seul nom qui convienne à l’habit du paysan russe. Le corridor qui la divise en deux dans sa longueur est hanté à chaque instant par des individus aux habits déchirés, couleur de terre, qui se courbent jusqu’au plancher dès qu’ils vous aperçoivent. Ce sont les grands enfans de la dame du lieu, ils viennent s’entretenir avec elle de leurs affaires, sûrs de la trouver toujours prête à écouter, à enseigner. Ils ne font rien qu’elle ne soit capable de faire mieux qu’aucun d’eux. Elle met la main aux travaux manuels les plus rudes, un cheval à ferrer ne l’effrayerait pas. Elle-est présente à la forge, à l’écurie, à l’étable, au jardin, partout. Elle sait se servir des outils du menuisier, du serrurier ; infirmière incomparable avec cela, habile à panser les maladies et les plaies les plus rebutantes, — et c’est