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ici mon séjour, plus je me sentais pénétrée de pitié, de sympathie, de désir ardent de venir en aide ; et tandis que le cœur était comme broyé par momens, la tête travaillait à trouver quelque issue. Cependant il y avait encore en moi des indécisions. Un parti tirait à gauche, un autre à droite ; l’ancien levain, le levain de l’égoïsme, fermentait toujours et m’empêchait d’agir, m’empêchait de voir clair, et puis le temps était mal choisi. « Il y a dans tout une maturité qu’il faut attendre, » a dit un de vos Français du XVIIIe siècle. Et c’est là une grande vérité ; l’impatience n’a jamais servi qu’à compromettre les meilleures entreprises. Enfin l’heure sonna et je sentis un grand bien-être m’envahir. Deux beaux exemples devant mes yeux avaient porté le coup définitif : X, que vous connaissez, dédaigneux d’une brillante carrière, quitte le monde, s’installe dans ses terres et consacre son temps, son argent, sa vie à ceux qui en ont le plus besoin, les paysans, ses anciens serfs. Dans notre ville de district, une femme-docteur peine jour et nuit à soulager les souffrances des malades pauvres et, tout en partageant avec eux ses rares deniers, verse des larmes de sang parce que les conditions économiques et hygiéniques paralysent ses efforts. L’union fait la force, n’est-ce pas ?…

« Voici mon raisonnement ; il n’est pas neuf, mais comme jusqu’ici il est fort contesté encore, quant à l’application du moins, vous ne le traiterez pas de lieu commun. Tout homme a droit à la satisfaction de ses besoins matériels, intellectuels et moraux. Celui d’être rassasié étant le premier et le plus impérieux, il faut lui garantir la certitude du pain quotidien. Débarrassé de cette absorbante préoccupation qui l’obligeait à s’exténuer comme une bête de somme et le transformait tout de bon en brute parce qu’il n’avait ni le désir, ni le loisir de s’intéresser à autre chose, l’homme ressentira spontanément le besoin de nourriture intellectuelle. La lui fournir est un devoir sacré quand on le peut, et je le puis. Ma mère m’a laissé une terre assez considérable sur laquelle habitent une centaine de familles d’anciens serfs. Après l’amélioration que je rêve de leur condition économique, il y aura encore de quoi construire un petit hôpital, créer une école, instituer pour les dimanches et fêtes quelques amusemens qui serviront de dérivatif aux attractions du cabaret, la plaie de nos contrées ; par exemple lectures publiques, séances musicales, spectacles même, tout cela, bien entendu, à leur portée.