Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/584

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut, il faut en convenir, passablement suspecte. Fut-il trompé, comme l’écrit Louis XIV, par la feinte habile de Condé ? Obéit-il, comme il l’assure lui-même, aux injonctions du prince d’Orange, alors capitaine général ? Ou doit-on croire qu’il se sentit, à la dernière minute, touché par quelque obscur remords de répandre le sang de ses compatriotes ? Le fait certain est qu’à Tolhuys, Condé ne trouva devant soi que quelques poignées d’hommes pour lui disputer le passage, et que, la veille de l’engagement, — prévoyant, dit-il, le désastre, — Montbas résigna ses fonctions et planta là son commandement, laissant à Wirtz, son successeur, le soin de se tirer d’affaire. Guillaume, qui détestait en lui le partisan du Pensionnaire, ne manqua donc point de prétexte pour l’accuser de trahison. Arrêté peu après, Montbas fut conduit à Utrecht, où les armées du Roi n’avaient pas encore pénétré. « Tout le peuple, écrit-il[1], se rassembla autour de mon logis ; on l’excitait contre moi, et chacun se disputait l’honneur de me donner le premier coup. C’est un miracle que je ne fus pas déchiré en mille pièces ! » Quelques amis l’arrachèrent à la mort : on le cacha « dans un chariot de foin ; » on le ramena au camp du prince d’Orange, où, pendant six semaines, il demeura « captif sans être interrogé. » Enfin, dans les derniers jours de juillet, on lui communiqua les chefs d’accusation, « au nombre ; de cent soixante-dix-sept, » en lui accordant « vingt-quatre heures pour préparer sa défense. » La sentence du conseil de guerre fut rendue le lendemain ; elle condamnait Montbas à la « déchéance de ses charges et au bannissement perpétuel ; » mais le stathouder, mécontent, cassa l’arrêt des juges et, de sa propre autorité, changea la peine en quinze ans de prison.

C’est alors que Montbas, poussé à bout, dit-il, par un tel excès d’injustice, résolut de s’enfuir et de s’en retourner vers son ancienne patrie. Un « quartier-maître, » gagné par lui, aida son entreprise et lui livra le mot de guet[2]. Il traversa le camp la nuit, « un emplâtre sur le visage, » sans que personne le reconnût, franchit, au péril de sa vie, la zone des terrains inondés, se rendit d’abord à Cologne, puis bientôt à Utrecht, où il demanda protection au duc de Luxembourg. Chemin faisant, il envoyait un mémoire au prince de Condé, pour lui raconter son histoire ; cette pièce, transmise à Louvois, amena

  1. Mémoires du comte de Montbas sur les affaires de Hollande.
  2. Gazette de 1672.