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Ils convièrent le fiscal à se mettre à table avec eux ; tous trois dînèrent de fort bon appétit ; après quoi le bailli « se mit sur son lit, dans sa robe de chambre, » pendant que Jean prenait une Bible, dont il lut quelques chapitres. Pas une seule fois, de toute cette matinée, la sérénité des deux frères ne parut un instant troublée.

Quelques heures passèrent de la sorte. Vers les trois heures après midi, le bruit se répandit que les gens des faubourgs et les paysans des villages, surexcités par certains émissaires, se portaient en masse sur La Haye pour faire justice des traîtres et punir les bourgeois de leur criminelle inertie. Une vive panique se déclara ; l’on crut déjà voir la ville envahie, livrée au pillage. Les escadrons de cavalerie furent expédiés du côté des barrières, pour protéger les ponts-levis et barrer les issues ; et la garde de la prison passa aux mains de la milice bourgeoise. Cette milice se répartissait en quelques compagnies, qu’on distinguait selon la couleur du drapeau. La compagnie « du drapeau rouge, » comme pour la plus modérée, fut chargée d’assurer la sécurité des deux frères ; mais d’autres compagnies se rassemblèrent spontanément, notamment celle du « drapeau bleu, » commandée par des officiers de la faction du prince d’Orange. On ne sait quelle main mystérieuse fit, précisément à cette heure, distribuer à cette dernière troupe des rations abondantes de vin, d’eau-de-vie et de liqueurs, « dont elle n’avait cependant pas besoin pour augmenter une fureur déjà trop violente. » Echauffés par ces libations, surexcités par les discours de quelques forcenés, — notamment l’échevin Van Banchem, l’un des grands chefs du parti patriote, — les hommes du drapeau bleu marchèrent sur la prison, sommèrent la compagnie de garde de leur céder la place. Celle-ci tenta d’abord quelque semblant de résistance ; mais, à la fin, intimidée et « craignant les coups de mousquet, » elle lâcha pied, « fit un tour en arrière, » et laissa le champ libre à cette légion d’énergumènes.

Les chefs des assaillans, contens de ce succès, firent au premier moment quelques louables efforts pour modérer le zèle de leurs soldats, et les exhortèrent à conduire, sans coups et sans mauvais traitemens, les deux frères à l’Hôtel de Ville, jusqu’à l’heure où le prince d’Orange aurait décidé de leur sort. Mais que peuvent les discours sur une populace déchaînée ? Une grêle de balles leur répondit, qui troua, sans la renverser, la lourde