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le territoire d’Amsterdam ; une nappe sombre et liquide couvrit comme un linceul les prairies verdoyantes et les fertiles campagnes. Puis, à l’abri de cette muraille infranchissable, on établit en hâte des ouvrages fortifiés qui protégèrent tous les points accessibles, de la ligne de Muyden jusqu’au lac de Haarlem. Les canaux furent barrés ; sur l’Amstel surgirent de toutes parts des batteries flottantes et des embarcations armées. Et les vainqueurs se virent contraints d’arrêter leur marche en avant, sous peine de voir la terre se dérober tout à coup sous leurs pas. « Les Etats, écrit Louis XIV[1], revenus de leur première frayeur, mirent leur pays entièrement sous l’eau, et me mirent dans la nécessité de borner mes conquêtes, du côté de la province de Hollande, à Naerden, à Utrecht et à Woerden. »

Il faut rendre au Roi cette justice qu’il envisagea d’un œil ferme la brusque chute de ses belles espérances. Sans s’acharner contre les élémens, il prit aussitôt le parti d’ajourner ses projets, de suspendre toute offensive, et de se restreindre uniquement à garder les régions conquises, jusqu’à l’époque où les gelées, transformant en sol dur la surface aujourd’hui mouvante, détruiraient cette suprême barrière et permettraient d’atteindre au cœur la puissance hollandaise.

Il se résolut du même coup à retourner en France, où sa présence était désormais plus utile que sur le théâtre d’une guerre momentanément défensive. Mais, cette armée d’occupation qu’il allait laisser derrière lui, il lui fallait un chef énergique et capable, administrateur autant que général, assez prudent pour gouverner sans heurt les peuples des provinces conquises, assez hardi pour profiter de tout retour de la Fortune et saisir le joint « d’entreprendre. » Ce fut au duc de Luxembourg, à peine débarqué à Utrecht, que fut dévolu cet emploi. « Ce qu’il y a de plus agréable pour moi, écrit en confidence Luxembourg à Colbert[2], c’est que la pensée en est venue à Sa Majesté d’elle-même, sans que personne lui ait représenté que je pourrais la servir aussi bien qu’un autre… » Le 10 juillet, — le jour où Louis XIV quitta le camp d’Utrecht, — le nouveau gouverneur prit possession de son emploi. Le Roi, avant de s’éloigner, lui donna de sa bouche des instructions précises, lui enjoignit de

  1. Mémoire de Louis XIV sur la campagne de 1672. Archives de la Guerre, I. 1112.
  2. 26 juillet 1672. Mss. de la Bibliothèque nationale. Mélanges Colbert, 160.