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nous a pris, notre place serait restée petite dans le monde agrandi. En face des progrès rapides de la grande république américaine, de l’empire russe et de la fédération britannique, nos quarante millions de Français, parqués sur le continent, auraient été promptement débordés. Peut-être même, vainqueurs sur le Rhin, nous fussions-nous rendormis dans l’illusion d’une prééminence qui ne s’exerçait que sur nos voisins immédiats : fausse sécurité, qui aveugla trop longtemps nos hommes d’Etat. De toute manière, il fallait sortir d’Europe pour ne pas déchoir. L’Allemagne le sait bien, elle qui, toute victorieuse qu’elle est, se fraye péniblement un chemin à travers le globe.

Non, les hommes d’Etat de la troisième République, fondateurs de la politique coloniale, les Ferry, les Gambetta, les Barthélémy Saint-Hilaire, pour ne parler que des morts, ne se sont pas dit : Prenons notre revanche hors d’Europe. Mais il a suffi que l’Europe nous fût fermée pour qu’un instinct invincible nous ramenât vers la mer. Un peuple moins vivace que le nôtre se serait découragé, ou bien il se serait contenté de monter la garde sur les Vosges. La France, après avoir barricadé sa porte, a ouvert toutes grandes ses fenêtres sur le monde ; et ce faisant, elle n’a pas agi autrement que l’Angleterre au début du siècle, lorsque, bloquée par Napoléon, elle fondait son second empire colonial. Les peuples, comme les individus, enfantent dans la douleur. Pour contraindre une nation à faire un grand effort, pour renouveler ses conceptions politiques et changer le cours de ses destinées, il faut une de ces secousses terribles qui mettent son existence en question. Les faibles n’y résistent pas, mais les forts se relèvent et déconcertent leurs adversaires par la rapidité de leurs métamorphoses.

La nôtre tient du prodige. La postérité aura de la peine à croire qu’au lendemain de ses défaites, la France ait jeté les fondemens d’un empire qui représente vingt fois l’étendue de son territoire, et ajouté cinquante millions de cliens à ses quarante millions de citoyens. On peut prévoir que, dans un avenir prochain, cent millions d’êtres humains, appartenant à toutes les races et à tous les degrés de civilisation, s’abriteront sous les plis du drapeau français. Quand cet empire devrait périr demain, cet effort ne serait pas moins l’un des plus mémorables que l’histoire ait enregistrés. Pour le nier, il faut l’aveuglement de l’esprit de parti, ou la frivolité d’un public distrait.