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philosophie de cette révolution, et Michelet en crée la légende. Augustin Thierry cherche, dans nos origines, les titres de la bourgeoisie. Guizot trace le portrait d’une Europe abstraite qui n’aurait point de relations avec le reste de la planète. Tocqueville ne passe l’Atlantique que pour donner des leçons à notre démocratie. Thiers élève à l’épopée impériale un monument d’une telle hauteur qu’il dérobe à nos regards les horizons lointains. Et nos gouvernemens, dociles aux fluctuations de l’opinion, ne sortent de chez eux que pour combattre ou favoriser les principes de la Révolution. Un hasard seul les conduit à Alger : l’honneur du drapeau les y retient.

Cependant la voix de quelques penseurs moroses se perd dans le bruit. Chateaubriand écrit : « Nous sommes exclus du nouvel univers où le genre humain recommence. Les langues anglaise, portugaise, espagnole servent, en Afrique, en Asie, dans l’Océanie, sur le continent des deux Amériques, à l’interprétation de la pensée de plusieurs millions d’hommes ; et nous, déshérités des conquêtes de notre courage et de notre génie, à peine entendons-nous parler, dans quelques bourgades de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la langue de Colbert et de Louis XIV. Elle n’y reste que comme un témoin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique. »

Il ne fallut pas moins que le canon de Sadowa pour nous réveiller. La France, qui élevait son front dans les nuages, s’aperçut tout à coup que la terre manquait sous ses pieds. Prévost-Paradol jette alors son cri d’alarme : « Si un grand changement politique et moral ne se produit point en France, nous pèserons, toutes proportions gardées, dans le monde anglo-saxon, autant qu’Athènes pesait dans le monde romain… » Il n’avait prévu ni la profondeur de notre chute, ni le miracle de notre relèvement.

C’est un lieu commun de dire que la reprise du mouvement colonial est née de la guerre de 1870, et que nous avons cherché, dans d’autres climats, une compensation à nos défaites. Jamais cependant les partisans des colonies n’ont fait un pareil calcul. La guerre de 1870 a pu donner une nouvelle force à leurs soucis patriotiques, puisqu’elle diminuait encore notre assiette territoriale en Europe ; mais elle ne les a pas fait naître. Même si nous étions sortis de la lutte à notre avantage, même si nous avions enlevé à l’Allemagne les deux millions de citoyens qu’elle