Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/552

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais, indépendamment des qualités qui sont communes à tous les peuples colonisateurs, chaque nation a son génie propre et, par suite, son heure favorable. Les Anglais, par exemple, avaient le génie économique et le génie insulaire. Entrés les derniers dans la carrière coloniale, ils se sont montrés particulièrement aptes à l’exploitation des richesses naturelles et à l’œuvre du peuplement. Pour nous, lorsqu’on voudra caractériser notre part dans le mouvement colonial, on dira que nous y avons porté notre génie sociable. Nos rivaux eux-mêmes l’avouent à leur manière. Le Français, disent-ils, est trop malléable. Il se familiarise avec les aborigènes. Il perd sa personnalité. Entendez qu’il ne fait pas le vide autour de lui, et qu’il vit en bonne intelligence avec les vaincus. Seuls parmi les Européens, les Canadiens français se sont fait, aimer des indigènes. Aux îles, nos planteurs étaient renommés pour leur douceur envers les esclaves. Dans les pays les plus sauvages où la France a passé, les voyageurs retrouvent son souvenir encore vivace. En un mot, de tous les peuples de l’Europe, c’est le plus humain et le moins infatué. Quand nos anciennes expériences n’auraient servi qu’à faire cette démonstration, elles ne seraient pas inutiles.

Toutefois, avant de mettre en valeur cette partie du patrimoine national, nous devions traverser encore de terribles épreuves. La folle politique d’un Louis XV nous avait détournés des colonies ; les guerres de la Révolution et de l’Empire nous coupèrent le chemin de la mer.

Pendant un quart de siècle, notre vieux continent ressemble à une immense fournaise de métal en fusion. Le nuage qui s’élève au-dessus de cette fournaise, que ce soit la fumée des batailles ou celle des idées, nous cache le reste du monde. Nos îles, Saint-Domingue, Maurice, sombrent comme des vaisseaux désemparés. La Louisiane est vendue pour un morceau de pain, et c’est à peine si nous tournons la tête. Au-dessus de l’incendie, le rêve gigantesque de Napoléon élève son palais de nuages et achève de nous aveugler.

Quand enfin la fumée de tant de rêves se dissipe, le prestige dure encore et domine tout le siècle. Prestige de la conquête : la France ne peut se résigner à rentrer dans son ancien lit ; elle maudit les traités de 1815. Prestige plus légitime des idées : la Révolution continue et nous absorbe. Voyez, par les lettres, la direction de l’esprit public. Quinet, après Mme de Staël, fait la