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un moyen terme entre la légèreté qui veut tout détruire et le respect superstitieux qui veut tout conserver ? En nous mêlant aux autres peuples, ne risquons-nous pas de compromettre notre caractère propre ? En les tenant à distance, ne perdons-nous pas notre prise sur eux ? L’esprit scientifique lui-même n’est-il pas un obstacle, puisqu’il suppose que les lois du développement moral sont inexorables, et qu’il faut des siècles pour fabriquer un civilisé ? Autant de questions que l’avenir seul résoudra.

Il est impossible d’appliquer la même règle de conduite aux nègres et aux Chinois. L’action des Européens devra se pliera toutes les variétés de l’espèce. Cependant on peut la ramener à quelques principes très simples : elle doit être une victoire sur notre égoïsme et sur notre ignorance.

Sur notre égoïsme, d’abord : nous sommes placés, à l’égard des autres races, comme les Grecs en face des barbares ou comme les anciens Juifs en face des « gentils. » Nous leur offrons la paix, quelquefois même la justice, et ce sont de grands bienfaits. Mais nous ne pouvons nous résigner à les traiter en frères. Or, nous n’aurons rien gagné tant que nous ne changerons pas les dispositions de notre cœur, tant que nous ne dirons pas, selon l’antique adage : « Ils sont hommes tels que nous sommes… » Parmi ce nombre infini de peuplades qui diffèrent de couleur, de langage, de mœurs et de religion, je cherche une monnaie commune, une petite pièce d’or dont le titre ne soit jamais contesté : je n’en trouve pas de meilleure que l’esprit de charité. Un Livingstone, avec son large cœur, a fait davantage, pour ouvrir le continent noir, que toute la brutalité d’un Stanley.

En second lieu, notre ignorance : elle est incroyable, dès que nous sortons d’Europe. Nous nous imaginons que nous n’avons rien à apprendre des races prétendues inférieures. Interrogez cependant un bouddhiste et un musulman : tous les deux professent la même admiration pour nos arts matériels et le même dédain pour notre philosophie. Ne serait-il pas intéressant de rechercher les causes d’un si touchant accord ? A l’école de ces hommes jaunes ou cuivrés, ne pourrions-nous apprendre tout au moins l’oubli de nous-mêmes ? Avant d’agir sur eux, ne faudrait-il pas discerner les mobiles d’une société qui absorbe l’être humain dans le grand Tout, comme aux Indes, qui le