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espoir, c’est qu’à cinquante ans de distance, nous avons réformé spontanément nos méthodes : nous semblons avoir retrouvé, dans les ruines de la Carthage romaine, l’art de dominer sans exciter la haine et de civiliser sans opprimer.

On ne doit pas abuser du mot « providentiel. » Mais comment qualifier ces courans irrésistibles qui semblent entraîner l’humanité, presque malgré elle, vers un point fixé d’avance ? Telle est la force qui pousse l’Europe, non pas seulement à subjuguer, mais à civiliser les peuples. Tous les dix ans, le mouvement s’accélère par la vitesse acquise. Déjà, les efforts généreux, mais isolés, de la philanthropie ou la lenteur prudente de la raison d’Etat ne suffisent plus : le torrent se grossit continuellement des grandes inventions qui suppriment les distances et qui rapprochent les peuples, des explorations qui les découvrent et de l’industrie qui les mêle. On a célébré sur tous les tons les merveilles de la science et l’audace des explorateurs. On a vu moins clairement que toute cette grandeur matérielle serait vaine si elle n’aboutissait à une conquête morale. A mesure que l’Européen s’éloigne des climats où la race blanche peut vivre et multiplier, il lui faut, ou renoncer à la lutte, ou accepter le concours d’une humanité différente. Comment s’en servir, si on ne la traite avec douceur, si on ne s’efforce de la comprendre ? Notre conception même de la civilisation se modifie. Autrefois, il nous semblait qu’on n’était jamais assez européen. Nous aurions voulu repétrir le monde à notre image. Aujourd’hui, ce besoin d’uniformité paraît puéril. Nous commençons à concevoir le genre humain comme une grande famille où la variété même des types concourt à l’harmonie générale.

La découverte du continent africain, accomplie au cours du XIXe siècle, a déchiré les derniers voiles qui nous cachaient le monde. Pour la première fois, les Européens ont embrassé du regard toute la planète vivante, dont ils n’avaient vu jusque-là que les fragments épars. Aujourd’hui, la Babel humaine se dresse devant nous tout entière, avec sa confusion des langues, depuis les cercles obscurs qui plongent dans la forêt primitive jusqu’au temple grec qui la couronne, et chacune de ses assises, qu’elle ait été posée par l’Islam, l’Inde ou la Chine, porte l’empreinte d’un génie différent.

Quelles sont les parties caduques et les parties solides de ce vaste édifice ? Comment traiterons-nous les indigènes ? Existe-t-il