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modifiant légèrement : jusque-là les Européens n’avaient regardé les peuples étrangers que comme des objets de commerce et d’exploitation ; au XIXe siècle, ils aperçurent qu’ils avaient intérêt à les civiliser, et c’est là-dessus qu’ils dirigèrent leurs vues.

La raison d’État est sans entrailles. Il ne faut donc lui attribuer, au moins dans le principe, aucune préoccupation philosophique ou religieuse. Si les principaux États de l’Europe s’intéressèrent au sort des populations indigènes, c’est par l’impossibilité de faire autrement, et parce que les territoires vides leur faisaient défaut. Le ressort secret de ces grands changemens, c’est toujours la lutte pour l’existence. Jadis, l’Europe avait découvert l’Amérique quand la rupture complète avec l’Islam lui fermait les routes de l’ancien monde. Au XIXe siècle, elle se retourna vers l’ancien monde parce que toutes les places étaient prises dans le nouveau. Et, comme cet ancien monde était peuplé, il fallut bien s’accommoder avec les peuples.

On vit alors des gouvernemens qui, jusque-là, n’avaient donné qu’une attention passagère à leurs possessions d’Asie, s’enquérir du sort des habitans, retirer l’administration des mains des marchands qui les opprimaient, transformer une occupation temporaire en établissement définitif, puis, peu à peu, considérer cet établissement comme une partie intégrante de leur empire. La Compagnie des Indes néerlandaises disparaît en 1795. Après de longs tâtonnemens, le système du gouverneur Van der Bosch réglemente, en 1830, le travail des indigènes, et Java prend l’aspect d’une ferme hollandaise à laquelle il ne manquerait qu’un peu plus de liberté. La Compagnie des Indes anglaises transfère ses privilèges à la Couronne par le compromis de 1833. Mais les abus ont la vie dure en Angleterre : ils devaient subsister encore vingt ans, jusqu’à la révolte des Cipayes. Il ne fallut pas moins que cette leçon sévère pour vaincre la répugnance de l’opinion anglaise à traiter les naturels comme des hommes. A partir de cette époque, les indigènes furent admis à la gestion des affaires publiques, et, dans le conseil de Calcutta, « l’on vit des chrétiens, des parias, des musulmans et des brahmines siéger côte à côte pour légiférer en commun[1]. » Depuis lors, l’Inde occupe une place prépondérante dans la politique de l’Angleterre. A mesure que le gouvernement britannique sentait les colonies de

  1. P. Leroy-Beaulieu, ouvrage cité.