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Chose étrange, ce vaste mouvement d’expansion, qui devait transformer le monde, fut d’abord à peine remarqué des contemporains, tant ils étaient uniquement attentifs aux colonies d’exploitation. Montesquieu parle à peine des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, et Voltaire dit textuellement : « Ces colonies n’approchent pas des riches contrées de l’Amérique espagnole. »

En revanche, nos publicistes ne voient plus qu’elles. On peut dire qu’ils en perdent la tête. L’Europe, après avoir vécu si longtemps sur elle-même, jette un regard sur le globe et se sent débordée. Elle aperçoit, de l’autre côté de l’Atlantique, une nouvelle Europe qui lui renvoie son image agrandie, et une autre encore, aux antipodes, sur le continent australien. En face de cette civilisation de forme et d’esprit insulaires, elle en voit surgir une autre, tout aussi colossale, c’est la civilisation russe, qui rejoint, par des dégradations insensibles, le caractère asiatique, et dont on ne peut dire si l’empire finit à Vladivostok ou si la colonisation commence aux portes de Moscou.

Devant un tel spectacle, on conçoit que l’Europe frémisse et se compte, et soit gagnée à son tour par le vertige du nombre ; qu’elle parle d’union latine, de panslavisme, de pangermanisme, de fédération anglo-saxonne. Il semble que, par-dessus les frontières et les océans, les peuples de même origine vont se tendre la main, et que, la prépondérance restant aux plus nombreux, les autres seront écrasés.

Dissipons ce fantôme inventé par l’orgueil de race. Les nouveaux États sont assez redoutables par eux-mêmes, sans qu’on nous menace d’une absorption complète. Que l’usage d’une même langue établisse des facilités particulières entre les peuples, c’est incontestable. Mais qu’en vertu de la communauté d’origine, ils abdiquent tout à coup leurs rivalités, c’est une aussi forte illusion que ce rêve du moyen âge qui consistait à fondre toute la Chrétienté dans une seule société politique. Comment la grammaire opérerait-elle des miracles que la foi n’a pas pu faire ?

Les sociétés nouvelles obéiront, comme les autres, à la raison d’Etat. L’Européen formera des ligues ou les rompra, selon des convenances qui n’ont rien à faire avec la race. Canadien français, il restera fidèle à la couronne d’Angleterre aussi longtemps qu’il y trouvera son intérêt. Anglais d’Australie, il proclamera bien haut son loyalisme, mais il profitera des embarras de la