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à le peupler. Ou, si l’on veut, ayant à résoudre les deux termes du problème colonial, à savoir l’occupation des terres et le gouvernement des races, ils se tirèrent d’embarras en supprimant le second. Dès qu’ils se trouvèrent seuls face à face avec la nature brute, ils reprirent tous leurs avantages et firent des progrès merveilleux. Bientôt la colonie de peuplement rejeta dans l’ombre toutes les autres.

Comment des groupes d’Européens, fuyant la mère patrie, transportèrent en Amérique leur humeur fière et leurs institutions libres ; comment ils nouèrent avec la métropole des relations tantôt pacifiques et tantôt belliqueuses ; comment, fortifiés par des apports incessans, ils traitèrent d’égal à égal avec la vieille Europe ; quelle part prépondérante prit la race anglaise dans ce magnifique développement, et comment elle profita des guerres du continent pour nous supplanter ; comment enfin d’autres États anglo-saxons surgirent dans les déserts de l’Australie, c’est l’histoire d’hier.

Quant aux indigènes, on sait ce qu’ils deviennent et quelle destruction sans pitié recouvre l’euphémisme de refoulement. On les cantonne dans des réserves où leur industrie pastorale ne peut se déployer. L’eau de feu achève l’œuvre de la politique. Auprès de cette douceur évangélique, la domination espagnole paraît humaine, car, si elle opprimait l’indigène, du moins elle le laissait vivre. Celle-ci l’extermine avec méthode et lui démontre, par surcroît, que tous les torts sont de son côté. Dieu nous garde d’une pareille philanthropie !

Ce meurtrier a, du reste, la conscience parfaitement tranquille. Que dis-je ? il tire vanité de sa puissance destructive. Il s’intitule avec complaisance : the only extirpating race, c’est-à-dire la seule race à l’ombre de laquelle la plante humaine ne puisse pas vivre. Le soir, sa tâche remplie, il ouvre sa Bible et s’entretient directement avec Jéhovah. Devant la nature passive ou hostile, l’égoïsme transcendant du pionnier devient légitime. Il est le dieu de la matière vaincue. Rien n’entrave sa liberté, ni le contact de la misère des autres, ni les routines d’une administration compliquée. Il réduit la vie collective à la stricte nécessité, et simplifie les rouages du gouvernement comme il simplifie ses machines. Ainsi se forme un nouveau type d’Européen, plus affranchi de préjugés, plus naïvement épris de lui-même.