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races qui s’étaient longtemps méconnues. Cette période s’étend depuis les croisades jusqu’à la fin du XVe siècle. Stériles en politique, les croisades avaient du moins commencé l’éducation du Pantagruel européen. La curiosité des esprits s’éveilla. Des voyageurs visitèrent les contrées lointaines. Le commerce, les arts, sortirent de leur assoupissement. Les peuples du Midi de l’Europe, moins rudes que ceux du Nord, renouvelèrent, sous une autre forme, la vie des anciennes républiques. Venise, à son apogée, promena ses vaisseaux sur toutes les mers connues et sema ses comptoirs sur tous les rivages. Chrétiens et musulmans se fréquentèrent sans se vouer mutuellement à la damnation éternelle. En Espagne particulièrement, les deux religions, impuissantes à se supprimer, furent bien forcées de vivre côte à côte. De la prise de Cordoue à celle de Grenade, il y eut, entre les deux croyances, de fréquens compromis, que les moines espagnols omettent volontiers dans leurs chroniques. Il ne leur plaît guère qu’un Alphonse le Sage fit collection de manuscrits arabes, ou qu’un Pierre le Cruel vécût à la manière d’un souverain oriental, ou même qu’un sultan de Grenade fût le vassal très respectueux du Roi Catholique ; et peut-être l’histoire écrite eût-elle réussi à étouffer ces scandales, si les monumens ne sortaient de terre pour les attester.

Si l’âge des croisades offre quelque chose ; des traits de l’enfance, ces deux siècles sont comparables à l’éveil de l’adolescence, alors que tous les objets nouveaux la sollicitent également et qu’elle se répand au dehors avec plus d’ardeur que de réflexion.

Mais il ne semble pas que cette précoce expansion ait modifié le fond de l’âme européenne, au moins dans ses rapports avec les races étrangères. Sous l’élégance des mœurs, la dureté primitive subsistait. Le préjugé chrétien conservait toute sa force Les récits du temps montrent que le chrétien le plus scrupuleux ne se considérait pas comme lié par la parole donnée à un infidèle. Parmi les chevaliers captifs du More, il ne s’est pas rencontré beaucoup de Régulus. Peut-être, à cette fleur de civilisation méridionale qui s’épanouissait sur les décombres du monde antique, le temps manqua-t-il pour produire tous ses fruits. Venise, sans cesse menacée, n’eut pas le loisir de se montrer clémente. Fille lointaine de Rome et de Carthage, elle allia trop souvent la cruauté romaine à la foi punique, Elle