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L’ÉVOLUTION COLONIALE

Il est arrivé plus d’une fois, en France, que les idées étaient en avance sur les faits. Pour le mouvement colonial, c’est le contraire : les faits sont en avance sur les idées. Nous avons un grand empire, et nous hésitons encore à nous reconnaître le génie colonisateur. Nos explorateurs parcourent l’Afrique ; mais il est entendu que nous sommes une race sédentaire. Quatre cent mille Français transforment l’Algérie ; mais nous sommes incapables de nous expatrier. Le commerce extérieur de nos colonies dépasse un milliard et demi ; mais nous n’entendons rien au commerce. Konakri sort de terre et supplante Sierra Leone ; mais chacun sait que nous sommes toujours battus par les Anglais. Le dernier recensement montre qu’en cinq ans huit mille Français de plus se sont établis en Tunisie ; mais nous ne savons pas tirer parti de nos possessions. Cette même Tunisie est citée, à l’étranger, comme un modèle de bon gouvernement ; mais nous ignorons l’art de gouverner les indigènes !

Quand on cherche les raisons de cette injustice envers nous-mêmes, on en trouve beaucoup de petites, qui ne laissent pas d’en faire une grosse. Les entreprises lointaines troublent la quiétude d’un certain nombre d’intellectuels, qui s’arrangeraient d’une décadence aimable. Ils estiment, comme les Anglais, que la France devrait se contenter d’être un lieu de rafraîchissement pour le genre humain : the playground of humanity. Les diplomates de l’ancienne école ne veulent pas sortir d’Europe et considèrent que toutes nos querelles se videront sur le Rhin. Plus encore que les diplomates ou les sceptiques, les collectivistes détestent les colonies, parce qu’elles infligent de cruels démentis aux dogmes de l’égalité absolue et de la propriété