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se déroulent en quelque sorte mécaniquement, et, quand même M. Millerand aurait été aussi inerte au ministère qu’il y a été actif, il suffisait qu’il y fût pour qu’une partie du mal que nous signalons, et que MM. Ribot et Poincaré ont rappelé, se produisît immanquablement. Nous avons vu des choses si invraisemblables que, dans quelques années, nos successeurs auront de la peine à y croire. La grève, par exemple, prend à Chalon la forme d’une émeute. Le gouvernement envoie des gendarmes pour réprimer une tentative révolutionnaire, et c’est fort bien. Mais qu’arrive-t-il ensuite ? Les gendarmes font leur devoir, les socialistes se plaignent, et ce sont les gendarmes qui sont traduits en conseil de guerre 1 On ne trouverait rien de pareil dans aucun pays du monde, ni dans aucune histoire : mais aussi, où trouverait-on ailleurs que chez nous un ministère ayant parmi ses membres le chef parlementaire du parti collectiviste ? Et nous ne parlons pas des lois que M. Millerand a présentées en vue d’organiser la grève et l’arbitrage obligatoires. Il n’en a pas demandé la mise à l’ordre du jour ; mais c’est comme une hypothèque qu’il a prise sur l’avenir, et comme un nouveau ferment de discorde qu’il a jeté dans les esprits. Voilà, dans ses traits principaux, l’œuvre du ministère actuel. Ajoutons le déficit dans le budget, le désordre moral dans l’armée, des projets de réformes militaires qui mettent, comme l’a dit M. Poincaré, la défense nationale au rabais des sous-enchères électorales, et nous aurons à peu près complété le tableau qui s’offre aujourd’hui au pays. Il n’en a jamais contemplé de plus démoralisant.

M. Poincaré, qui est encore jeune, a raconté à Rouen, avec quelles impressions la génération à laquelle il appartient est entrée dans la vie politique, il y a quelque vingt ans. Hélas ! toutes les générations, aussi bien que la sienne, ont apporté dans la vie de belles espérances dont quelques-unes se sont converties en désillusions, et il en sera probablement toujours ainsi. Mais enfin quelle idée, il y a vingt ans, les hommes de son âge se faisaient-ils de la République, « au moment, dit-il, où victorieuse, elle se dressait dans la gloire de la première jeunesse, sur les débris des anciens partis abattus ? » Ils voyaient « surtout en elle la tutrice légale des grandes libertés humaines. » Et c’est là, en effet, le rôle qu’elle devrait jouer. Mais que voyons-nous aujourd’hui ? Que nous montre M. Poincaré dans l’énumération, remplie de tristesse, qu’il a, faite de ses déconvenues ? La liberté parlementaire existe encore, « mais l’exercice en a été tellement faussé qu’on peut parfois entendre gronder au loin contre le Parlement le mécontentement populaire. » La liberté de la presse a produit