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Il y avait quelque injustice à traiter aussi légèrement l’opinion de Molé. Elle était sincère autant qu’était ardent le patriotisme qui la lui inspirait. On n’en saurait douter, quand on lit la lettre qu’après la visite de la reine, il écrivait au baron de Barante, alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg :

« Je pense de la visite de la reine d’Angleterre tout ce que vous pensez ; seulement, elle m’a un peu surpris. Je savais que l’idée en était venue depuis longtemps et que cette jeune reine avait eu le bon goût de prendre dans le gré le plus tendre nos princesses. C’est, soyez-en sûr, un événement que cette visite, et un événement des plus heureux. Le charme est rompu, et le sentiment même le plus septentrional l’a bien senti. Il fallait voir à Paris le dépit et même la rage concentrée de la diplomatie et l’accent lugubre de tel personnage, répétant le mot adopté : c’est un événement. Loin que cette visite rende les affaires plus faciles entre les deux pays, je parie qu’elle rendra la Chambre plus ombrageuse et le pays plus défiant. Mais le continent changera de ton, et, pour peu que notre intérieur ne lui paraisse pas trop révolutionnaire, les rapports avec lui seront différens. »

Sur ces entrefaites, Mme de Liéven apprend que l’ambassadeur russe, comte de Kisseleff, qu’elle croyait entièrement acquis à sa manière de voir, a fait chorus avec ses collègues les plus malveillans du corps diplomatique. L’un d’entre eux ayant offert de parier qu’au dernier moment, la reine se raviserait et ne viendrait pas, Kisseleff a commis l’imprudence de s’associer à ces propos. Et la princesse de le mander aussitôt à Beauséjour, afin de lui donner à entendre qu’il s’engage dans une mauvaise voie.

« Kisseleff est venu hier à Beauséjour avant pion départ. Je voulais lui dire que le corps diplomatique se conduisait très sottement et lui insinuer par là la convenance de dire et de faire autrement. Il s’est avoué coupable des paris ; il les regrette extrêmement. Je l’ai rassuré. J’ai dit que, quoiqu’on les sût, on n’y ferait pas attention. Mais il faut qu’il règle son langage. Il a affirmé, et je le crois, qu’il dit à tout le monde en parlant de ce voyage : « C’est un très grand événement ; » et, lorsqu’on lui jette à la face : « la petite fille, » il dit : « Une petite fille qui est un roi, qui arrive flanquée de ses vaisseaux de ligne et accompagnée de son ministère, c’est le gouvernement, c’est l’Angleterre. » Je l’ai loué et exhorté à continuer. Quand on a de l’esprit, c’est