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les Antonins par Commode, les Sévères par Caracalla. Pour guérir cette maladie de démence et d’inhumanité, à laquelle toutes ces familles ont succombé, Tacite a pensé qu’il fallait d’abord la mettre à nu. Il a montré avec toute la vigueur de son génie ce qu’elle fait de l’homme dont elle s’empare, et c’est ainsi qu’il a tracé ces images qu’on n’oublie jamais quand on les a une fois regardées.

La leçon est faite sans doute pour une certaine époque et une certaine société. Mais ce n’est pas à dire qu’elle ne s’applique qu’à elle et que les autres n’en peuvent pas tirer de profit. Il arrive quelquefois que l’histoire recommence, les circonstances redeviennent à peu près ce qu’elles étaient du temps de Tacite, et alors ses récits peuvent reprendre une effrayante actualité. Déjà Montaigne s’apercevait bien de l’utilité particulière qu’on trouvait. à les lire « dans un état trouble et malade, » comme était cette triste fin du XVIe siècle. « Vous diriez, nous dit-il, qu’il nous peint et qu’il nous pince. » Mais c’est surtout aux mauvais jours de la Révolution française qu’on s’est souvenu de lui et que les tableaux qu’il a tracés sont redevenus vivans. Jusque-là, on lisait de préférence Plutarque et Tite-Live ; toute cette première génération s’est élevée chez eux. Ils ont mis Sparte et Rome à la mode, et donné l’idée à leurs admirateurs naïfs de ramener aux vertus des vieilles républiques la France de Louis XV. Mais quand on passa du rêve à la réalité, qu’on fut aux prises avec les querelles de parti et les haines déchaînées, il fallut bien renoncer à ces idylles et quitter la Rome de Fabricius et de Caton pour celle des Césars. Mme Roland s’était nourrie de Plutarque pendant sa jeunesse ; c’est là qu’elle puisait ces impressions et ces idées « qui, nous dit-elle, la rendaient républicaine, sans qu’elle songeât à le devenir. » Mais avec le temps elle a changé de lectures. De Sainte-Pélagie, où elle était enfermée, un mois juste avant de monter sur l’échafaud, elle écrit à un ami : « J’ai pris pour Tacite une sorte de passion ; je le relis pour la quatrième fois de ma vie, avec un goût tout nouveau. Je le saurai par cœur ; je ne puis me coucher sans en avoir savouré quelques pages. » Aussi s’aperçoit-on plus d’une fois, en lisant ses Mémoires, qu’elle l’a sous les yeux ou dans la pensée. Quand les bruits sauvages de la rue, qui lui arrivent à travers les fenêtres de sa prison, l’arrachent aux souvenirs du passé, dans lesquels elle voudrait vivre ses dernières heures, elle songe au temps des