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comprends ceux qui penchent plutôt vers Tacite. Il a ce mérite au moins de n’avoir pas voulu admettre qu’il y ait des privilèges particuliers pour les chefs d’État et les politiques, qu’ils ont droit à plus d’indulgence que les autres et que les lois de la morale ordinaire ne sont pas faites pour tout le monde, ce qui est, au fond, la pensée de ceux qui amnistient les Césars.


VI

Tacite n’était pas seulement convaincu que sa sévérité fût juste, il la jugeait utile. Il avait été frappé encore plus que nous ne le sommes de cette suite ininterrompue de mauvais empereurs et devait se dire que probablement le hasard n’en était pas seul coupable ; d’autant plus que quelques-uns d’entre eux avaient d’abord paru des gens estimables et que, dans les premiers temps, on les avait favorablement jugés. Peut-être n’étaient-ils pas tout à fait méchans de nature et nécessairement condamnés à être ce qu’ils sont devenus. En quelque situation que le sort l’eût mis, Tibère n’aurait jamais été un homme aimable il y avait en lui l’humeur insolente et farouche des Appii Claudii, ses aïeux, ce que Cicéron appelait l’appietas ; mais, s’il n’avait été qu’un sénateur comme les autres, il est bien probable qu’on l’aurait mis parmi les administrateurs les plus éclairés et les plus habiles de son temps. Avec un peu de peine, on pouvait faire de Claude un antiquaire et un érudit. Néron lui-même, quoiqu’il n’eût qu’un filet de voix, à force de prendre des leçons de Terpnus, de suivre un régime sévère et de se mettre du papier de plomb sur la, poitrine[1], pouvait finir par se faire la réputation d’un assez bon chanteur et mériter les applaudissemens de spectateurs complaisans. C’est l’empire qui les a perdus ; ils ont été les premières victimes de ce pouvoir absolu sous lequel ils accablaient les autres ; cette autorité souveraine, sans limites fixes, qui à la fois leur permettait tout et leur faisait tout craindre, est véritablement ce qui a secoué tout leur être et chassé les, bons instincts de leur nature : vi dominationis convulsus et mutatus. Presque aucun de ces malheureux princes n’y a résisté ; toutes les dynasties impériales, celles mêmes qui avaient le mieux commencé, ont mal fini. Les Flavii ont été déshonorés par Domitien,

  1. Coepit… plumbeam chartam supinus pectore sustinere, et clystere vomituque purgari, et abstinere pomis cibisque offcietlibus. Suétone, Nero, 20.