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pendant qu’à Rome tout dépérissait ; aussi ont-elles pu venir généreusement à son aide, lui rendant avec usure ce qu’elles avaient reçu d’elle ; elles lui ont donné des soldats, des officiers, des magistrats, des financiers, des administrateurs, des hommes d’État, qui ont remplacé le personnel usé de l’ancienne politique, rajeuni cette vieille aristocratie qui s’éteignait, comblé les vides qu’y faisait la cruauté des Césars, et arrêté, pendant trois siècles, la ruine de l’empire.

Ainsi l’empire, suivant qu’on le voit de Rome ou des provinces, n’a pas tout à fait le même aspect et le jugement qu’on en porte est différent ; tandis que le moraliste qui tient les yeux fixés sur le Palatin ou le sénat et n’aperçoit que les scènes effroyables qui s’y passent, le condamne sans pitié, le politique, qui étudie surtout la manière dont il a gouverné le monde, est disposé à lui être plus favorable. De cette façon s’explique la diversité de leurs opinions. Le point où ils se sont mis et d’où ils regardent n’étant pas le même, chacun d’eux n’aperçoit qu’un côté de la vérité ; pour la rétablir entière, il convient de les rapprocher, de les compléter les uns par les autres.

Il me semble qu’en principe, Tacite ne s’y serait pas refusé. Quelle que soit sa haine pour les Césars, il ne dissimule pas ce que, par eux-mêmes, ou sous l’inspiration de conseillers prudens, ils ont fait de sage et d’utile. Il a rendu pleine justice au gouvernement de Tibère pendant les neuf premières années, — ces Tiberii Cœsaris prima tempora, que Sénèque regardait presque comme un âge d’or ; — il mentionne avec éloge quelques bonnes lois, quelques sages mesures de Claude, et même de Néron, qui sont encore en vigueur de son temps. Il n’est donc pas tout à fait juste de prétendre que Tacite et les historiens de son école aient méconnu le bien qu’ont fait Tibère et ses successeurs ; seulement comme, en leur qualité de moralistes, ils sont plus préoccupés des crimes que ces princes ont commis, ils ont un peu trop laissé dans l’ombre les services qu’ils ont rendus. Au contraire, les politiques sont tentés de ne voir que leurs services, et sans nier leurs crimes, qui ne sont que trop attestés et trop certains, ils sont portés involontairement à les dissimuler, à les amoindrir ; ils leur cherchent des explications et des excuses. On voit, comme je l’ai déjà dit, qu’entre les uns et les autres, il n’y a pas de contradiction formelle, d’opposition radicale, et qu’il est possible de les concilier. J’avoue pourtant que, s’il faut choisir, je