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tableaux enchanteurs dans leurs ouvrages. Comme toutes les choses humaines, il a ses qualités et ses défauts ; mais, par ses défauts même et par ses qualités, il est le seul qui soit approprié à une société dont il a dit « qu’elle ne peut supporter ni la pleine liberté, ni la pleine servitude. »


V

Avant de clore cette longue enquête sur le degré de confiance qu’on peut avoir en Tacite, rappelons en deux mots les résultats auxquels elle nous conduit. Il ne s’agissait pas seulement de relever dans ses ouvrages quelques fautes de détail : aucun livre d’histoire, surtout chez les anciens, n’est exempt de ces menues erreurs. Nous voulions savoir s’il est vrai, comme on l’a dit, qu’il ait calomnié les Césars. La question est d’importance, car ici les reproches qu’on fait à quelques hommes rejaillissent sur tout un régime politique ; en condamnant les empereurs, on discrédite l’empire. J’ai essayé de faire voir qu’il n’y avait rien, ni dans sa naissance, ni dans son caractère, ni dans son entourage, ni surtout dans ses opinions, qui en fît un ennemi nécessaire des princes dont il écrivait l’histoire et l’empêchât de voir et de dire sur eux la vérité. Ce qui nous assure qu’il l’a dite, c’est que les autres historiens de ce temps sont d’accord avec lui et les jugent comme il l’a fait lui-même. On peut donc affirmer, je crois, qu’il a tenu sa promesse de parler des événemens et des hommes « salis faveur et sans haine. »

Je m’explique pourtant, — et je voudrais faire comprendre, comment il se fait que de bons esprits se soient trompés sur son compte, et pourquoi, étant si honnête et si sincère, il a inspiré tant de méfiance. La raison m’en paraît être que, si le portrait qu’il a tracé des Césars est exact, il n’est pas complet ; tout un côté est resté dans l’ombre, et, tandis que, sans l’omettre entièrement, il l’éclaire moins que le reste, c’est au contraire celui que les historiens d’aujourd’hui mettent le plus volontiers en lumière. Ainsi leurs jugemens diffèrent des siens parce qu’ils ne se placent pas tout à fait au point où il s’est mis lui-même. Ce n’est pas une contradiction formelle, mais une sorte de malentendu, qu’il est possible, je crois, de dissiper.

Pour être sûrs de comprendre la raison des jugemens de Tacite, il faut ne pas oublier l’idée que les historiens antiques,