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homme du monde accompli, élégant dans ses manières, affable pour ses cliens, protecteur des gens de lettres, qui faisait lui-même des vers, plaidait au barreau, déclamait devant ses amis. Il excellait à tous les exercices du Champ de Mars, et passait pour le meilleur joueur d’échecs de son époque, talent qui lui avait valu l’amitié de Caligula. Du reste, il était peu sévère dans ses mœurs, ce qui achevait d’en faire un héros de la mode, et à l’occasion montait sur le théâtre pour y jouer la tragédie. Quand on sut qu’il était décidé à délivrer l’empire de Néron et à prendre sa place, ce fut un entraînement général à se mettre dans le complot ; on vit même des débauchés, des efféminés, qu’on n’aurait jamais soupçonnés d’une telle audace, aiguiser des poignards et réclamer l’honneur de frapper le premier coup. Mais cette énergie tomba subitement devant le danger ; la peur saisit aussitôt tous ces gens qui prenaient d’avance des attitudes de héros. Avant même d’être interrogés, ils s’empressaient de révéler tous les secrets de la conjuration et de désigner leurs complices. Chacun d’eux nommait ses meilleurs amis ; Lucain dénonça sa mère. Il semble que Tacite ait voulu rendre cette faiblesse plus honteuse, en y opposant la mort d’Épicharis. C’était une femme de mœurs légères, qui avait été mise on ne sait comment au courant du complot. Pour la faire parler, on la soumit aux tortures les plus cruelles, sans pouvoir lui arracher un aveu. Le lendemain, comme on allait recommencer, et qu’elle craignait de n’avoir plus la force de se taire, elle détacha la ceinture qui entourait son sein, et se pendit dans la litière qui la ramenait au bourreau : « Courage admirable, dit Tacite, dans une affranchie, dans une femme, qui, soumise à une si terrible épreuve, protégeait de sa fidélité des étrangers, presque des inconnus, tandis que des hommes de naissance libre, d’un sexe fort, des chevaliers romains, des sénateurs, n’attendaient pas les tortures pour trahir à l’envi ce qu’ils avaient de plu cher. » Ce récit montre que Tacite ne se faisait pas beaucoup d’illusion sur l’aristocratie de son temps ; quel que fût son respect pour le grand nom du sénat, je crois bien qu’il pensait que, si le pouvoir lui était remis, il n’en ferait peut-être pas toujours un bon usage. À l’avènement de Vespasien, quelques sénateurs essayèrent de profiter de l’occasion pour donner un peu plus d’importance au sénat. Tacite, qui a raconté cette tentative, e semble pas éprouver pour elle une bien grande sympathie ; il