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régime a pu être pris au sérieux par beaucoup de personnes. S’il ne manque pas par le monde d’esprits moroses qui cherchent partout des raisons d’être mécontens, il se trouve encore plus de gens pacifiques, qui ne demandent que des prétextes d’être satisfaits. Ceux-là entendaient parler de préteurs, de consuls, de tribuns, et on n’avait pas de peine à leur faire croire que, les noms étant restés les mêmes, les choses n’avaient pas changé. À côté d’eux, il y en avait d’autres qui voyaient plus clair, mais ne voulaient pas ouvrir les yeux. Pline me semble représenter assez bien cette catégorie de gens complaisans qui acceptaient de paraître dupes. « Vivons, disait-il, sous la république d’aujourd’hui, de façon à nous persuader que c’est une république ; » et quand on le nomma tribun du peuple, quoiqu’il sût très bien qu’un autre possédait la puissance tribunitienne, et qu’on ne lui avait donné qu’un titre, il parvint à se convaincre « qu’il était quelque chose. »

Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que, même de nos jours, le nuage ne soit pas tout à fait dissipé. Il y a des historiens, et de grands historiens, qui se laissent encore duper par l’apparence et prennent des mots pour des réalités. Parce qu’il a plu un jour à Tibère de dire « que l’empereur devait être le serviteur du sénat ; » et à Néron d’inviter le sénat à reprendre ses anciennes fonctions, ils supposent qu’il les a vraiment reprises ; ils veulent nous faire croire que le pouvoir appartenait à la fois à lui et à l’empereur, et ils ont même créé un mot (la Dyarchie) pour désigner ce gouvernement partagé. Mais quand on regarde les choses de près, on s’aperçoit vite que, si le sénat est resté un grand nom, ce n’était qu’un nom ; que les droits qu’il tenait du passé, il n’en a jamais usé que quand le prince l’a voulu et comme il le voulait ; qu’il n’a continué à remplir certaines fonctions, qui lui étaient dévolues par l’usage, qu’à la condition d’épier les moindres désirs de l’empereur et d’y conformer ses décisions. Est-ce vraiment une Dyarchie qu’un gouvernement où l’un ne fait qu’exécuter servilement ce qui plaît à l’autre ? En réalité, c’était bien le prince qui était le maître, le seul maître, et qui, d’une manière plus ou moins directe, plus ou moins détournée, selon qu’il était plus ou moins audacieux, plus ou moins craintif, a toujours fait tout ce qu’il a voulu. Suétone raconte que ce fou de Caligula, un jour qu’il avait invité les cieux consuls à dîner, se mit tout d’un coup à rire aux éclats en