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la faveur des princes. Il n’hésite pas à le reconnaître, à une époque où il aurait eu peut-être quelque intérêt à le cacher. Mais nous avons de ses opinions vers ce temps-là un témoignage plus évident encore dans le premier écrit qui nous reste de lui le Dialogue des orateurs. L’ouvrage, fort intéressant en lui-même, l’est encore plus quand on songe à la situation de l’auteur. J’ai cru pouvoir affirmer que, bien qu’il n’ait été probablement publié qu’après la mort de Domitien, il avait dû être composé plus tôt. Tacite alors venait d’être questeur ou édile ; il avait débuté avec éclat au barreau et, sans doute aussi, au sénat ; il était, selon le mot de Pline, « tout florissant de renommée. » Il avait donc intérêt à glorifier les orateurs de son temps, parmi lesquels il tenait une place éminente. Mais son jugement est si ferme, sa sincérité si entière, qu’il les traite sévèrement, quoique sa sévérité retombe sur lui-même. « Ce beau nom d’oratores, nous dit-il, on n’ose plus le leur donner ; il est réservé à ceux d’autrefois. Les nôtres sont appelés causidici, advocati, patroni. » Et ce n’est pas d’un mal accidentel et passager que souffre l’éloquence contemporaine ; quelque éclat qu’elle paraisse jeter, il la croit condamnée à une médiocrité irrémédiable, et il en donne les raisons.

Parmi ces raisons, il y en a qui tiennent à la mauvaise éducation que reçoivent les jeunes gens dans leur famille ou chez les rhéteurs, et à des habitudes fâcheuses qu’on avait prises au barreau. Celles-là, on les avait déjà indiquées ; elles n’ont pas échappé à la sagacité de Quintilien. Mais Tacite en ajoute une autre beaucoup plus grave, qu’il est le premier à signaler, qu’on n’avait pas vue, ou qu’on ne voulait pas voir, et sur laquelle il faut insister pour en saisir toute l’importance.

La critique littéraire, pour Aristote et ses disciples, était surtout une branche de la philosophie. Ils traitaient la littérature comme les autres productions de l’esprit ; ils en étudiaient chacun des genres en lui-même, et isolé de toutes les conditions de temps et de lieu, cherchant à en démêler la nature propre, le réduisant à ses élémens essentiels, qui ne changent pas, lui imposant des règles absolues d’après les lois de la logique pure. C’est ce qu’on peut appeler la critique esthétique. Aujourd’hui nous procédons d’une autre manière ; nous remettons les grands écrivains dans leur milieu, convaincus que le plus souvent leur époque explique leurs œuvres. C’est la critique historique, que