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disposés à tenter quelque entreprise et à exposer leur vie pour elle ; seulement ils devaient être très rares. Les autres n’allaient pas si loin et on les aurait contentés en corrigeant quelques excès d’autorité, quelques abus de pouvoir. Ce qui prouve bien qu’ils n’étaient pas des ennemis irréconciliables de l’empire, c’est qu’en général ils allaient chercher dans la famille imperiala quelque prince qui passait pour être plus libéral que les autres, Drusus ou Germanicus, et reportaient sur lui toute leur affection et toutes leurs espérances. Ils disaient que, « s’il devenait le maître, il rendrait la liberté au peuple romain. » Cela voulait-il dire qu’il abdiquerait son autorité souveraine et se réduirait au rôle d’un magistrat d’autrefois ? Personne n’était assez sot pour le croire ; mais la liberté, comme ils l’entendaient, n’avait rien d’intransigeant. Elle n’exigeait pas la suppression radicale du régime impérial, elle se contentait de quelques concessions faciles à obtenir, et, sous un prince honnête homme, respectueux des anciennes traditions, qui consentirait à traiter avec quelques égards le sénat et les grandes familles, elle pouvait faire bon ménage avec le principat. C’est bien la pensée de Tacite, puisque, dans une phrase célèbre, il félicite Nerva « d’avoir réuni ensemble le principat et la liberté ; » ce qui prouve qu’il ne les jugeait pas incompatibles, et que ce mélange lui paraissait être l’idéal d’un bon gouvernement.

Il me semble qu’il résulte de ce qui vient d’être dit que la société dans laquelle a vécu Tacite n’avait pas les sentimens qu’on lui prête d’ordinaire, et qu’il est difficile qu’il y ait pris la haine de l’empire.


II

Cette haine, du reste, n’était pas dans son cœur, et elle ne se retrouve dans aucun de ses écrits. Républicain, au sens qu’on attache aujourd’hui à ce mot[1], Tacite ne l’a été à aucune époque de sa vie.

Et d’abord on peut conclure, de l’accueil que lui a fait l’empire à son entrée dans la vie politique, qu’à ce moment, il n’en était pas l’ennemi. N’oublions pas que non seulement il a obtenu vite les foncions publiques, mais qu’il les tenait directement de

  1. Tacite prend déjà le mot respublica dans cette acception et l’oppose au gouvernement impérial : quotus quisque qui rempublicam vidisset. Ann., 1, 3.