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par sa politique même d’équilibre, à faire des mécontens en décevant les ambitions rivales. Ses ménagemens envers les Turcs et les begs n’ont pas encore pu leur faire oublier que, avant l’occupation, ils étaient les maîtres et seigneurs du vilayet. S’ils ont conservé leurs propriétés, s’ils restent, dans la campagne surtout, l’élément dominant du pays, les musulmans ne le gouvernent plus ; ils voient, à côté d’eux, grandir, en nombre et en richesse, les infidèles, les chrétiens et les juifs, plus ouverts à la culture occidentale, si bien que l’ancienne prépondérance musulmane en est manifestement menacée. Or, le vague sentiment de cette décadence relative est, dans tout l’Orient, jusque sous le sceptre ensanglanté du sultan, une des choses qui irritent l’orgueil islamique et provoquent des réveils de fanatisme contre les chrétiens et contre les Européens.

Un point me paraît toutefois hors de doute ; s’ils sont encore mal résignés à subir la loi d’une puissance chrétienne, les musulmans de Bosnie préfèrent la domination de l’Autriche-Hongrie à celle de leurs congénères slaves de la Serbie ou du Montenegro. À cet égard, la voix du sang, chez eux, est muette. Malgré le libéralisme éclairé avec lequel leurs coreligionnaires, bosniaques ou albanais, sont traités par la Cernagore, ils ne se sentent pas plus attirés vers Cettigné que vers Belgrade. Ceux des jeunes musulmans qui, au contact de la culture occidentale, reprennent une conscience nationale slave, semblent plutôt pencher vers les Croates catholiques que vers les Serbes orthodoxes. Les rêves d’une grande Croatie ou d’une grande Serbie, les laissent cependant pour la plupart indifférens ; s’ils ne peuvent espérer revenir sous la domination du sultan calife, les musulmans seraient, de tous les Bosniaques, les moins réfractaires aux tendances autonomistes ou particularistes que la politique austro-hongroise paraît encourager dans ces provinces[1]

  1. Au milieu des chrétiens et des musulmans, les uns et les autres également Slaves, se rencontrent près de 10 000 Juifs, auxquels, en Bosnie comme presque partout, leur intelligence et leur activité ont donné une importance supérieure à leur nombre. Ces Juifs de Bosnie se partagent, à peu près par moitié, en Sephardim ou Juifs espagnols, établis dans le pays depuis deux ou trois siècles, et en Ashkenazim, ou Juifs allemands, immigrés depuis l’occupation. Les premiers, appelés par leurs voisins bosniaques Spanioles, c’est-à-dire Espagnols, parlent encore entre eux un dialecte castillan et ont conservé des murs fort originales. Je leur ai consacré un chapitre dans le volume La Bosnie-Herzégovine. Ces Juifs, entièrement émancipés par l’Autriche-Hongrie, sont entre ceux des habitans qui ont le mieux accueilli l’occupation et qui en ont su tirer le plus de profit.