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son imagination s’astreint à quelque imitation de la réalité, qui en règle donc le caprice ; il s’efforce en un mot d’être « vrai ; et si d’ailleurs il demeure toujours lui-même, c’est à peu près dans la mesure, où, quand on est Homère, on ne saurait devenir Virgile, ni le Tasse quand on est Milton.

D’autres traits, encore, apparaissent, et achèvent de caractériser la transformation du génie du poète. S’il éprouve, au déclin de sa maturité, le besoin de « chanter, » il écrit ses Chansons des rues et des bois, 1865, qu’on eût jadis appelées ses Folâtreries ou ses Gaîtés :


Sachez qu’hier de ma lucarne
J’ai vu, j’ai couvert de clins d’yeux
Une fille qui, dans la Marne,
Lavait des torchons radieux…


Voyez toutefois qu’il en forme un recueil à part et qu’il ne mélange plus les genres, ni surtout les mètres ou les rythmes. Dans les Chansons elles-mêmes, déjà, le vers impair de sept, ou le vers léger de huit syllabes, et, dans la Légende des siècles, la mélopée soutenue de l’alexandrin ont remplacé cette variété de combinaisons proprement musicales où se complaisait autrefois le poète des Orientales et des Feuilles d’automne. La continuité du mouvement épique, à peine interrompue, de loin en loin, par quelques accidens métriques, se déroule majestueusement, à la manière d’un grand fleuve dont le cours, en sa rapidité, serait pourtant insensible à l’œil, et remplace, dans la Légende, la savante irrégularité, les brusques arrêts, les « remous » imprévus, l’allure capricieuse du mouvement lyrique. On se sent comme porté sur des eaux tranquilles et profondes à travers les plaines de la légende et de l’histoire. Chose remarquable ! si quelques pièces, par leur figure extérieure, nous rappellent les combinaisons d’autrefois, c’est que, comme le Retour de l’Empereur, elles sont de ce temps-là même, 1840, ou, comme l’Épopée du ver, c’est qu’ayant quelque chose à nous dire de « personnel, » le poète sort un moment de son rôle de témoin des temps pour redevenir l’interprète de soi-même[1]. C’est aussi qu’il s’inspire

  1. . La critique n’est souvent que l’art de lire : je signale donc ici, pour ne l’avoir jamais vu citer, un passage de l’Épopée du ver : Amant désespéré qui frappes à ma porte, Redemandant ton bien et ta maîtresse morte Et la chair de ta chair… La comparaison en est instructive, avec une pièce fameuse de Baudelaire, dont se pourrait bien que Victor Hugo se fût inspiré.