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côté où vous sentirez des odeurs de tannerie. Vous y contemplerez dans de petites échoppes le plus bel étalage de tambours que le Japon puisse vous offrir. Au milieu de la rue, des enfans s’amusent qui ressemblent à tous les enfans japonais ; sur le seuil des maisons, paraissent des femmes qui ressemblent à toutes les femmes japonaises, sauf qu’elles ont encore les dents laquées. Et les hommes, qui font sécher devant leurs boutiques des milliers de sandales, ne se distinguent point du reste des Japonais. Ce sont pourtant des parias. Anciens captifs coréens, descendans de naufragés, ou de lépreux ? On ne connaît point leur origine. Mais le bouddhisme réprouvait ces mangeurs de viande, et le peuple exécrait ces équarrisseurs de bêtes.

Ils corroyaient, fabriquaient les brides et les tambours, les pinceaux et les brosses et les mèches de lampe. Ils ne se mariaient qu’entre eux, vivaient au ban de la société, et l’on eût dit que la nature s’unissait aux hommes pour les frapper d’anathème, car on ne voyait jamais d’arbre ni de verdure autour de leur maison. Quand l’un d’eux entrait dans un restaurant de joie, le patron faisait, après son départ, remplacer les tatami souillés. En 185t, un ta fut tué dans une rixe : le tribunal décida que, l’Éta ne valant que le septième d’un homme, le meurtrier, avant d’être puni, pouvait encore se faire la main sur six autres Éta[1] (1). Mais ils amassaient de l’argent ; ils obéissaient à un chef, sorte de daïmio inférieur, qui traitait avec le gouvernement et près duquel ils étaient représentés par des intendans élus au suffrage universel. Les scrutins étaient souvent falsifiés et les intendans se laissaient parfois corrompre, ce qui nous permet de dire que notre régime représentatif était connu et pratiqué au Japon depuis des siècles, chez les parias.

La Restauration leur a octroyé l’égalité civile et politique. Mais ils restent indifférens à ce don de joyeux avènement qui les a dépouillés de leurs anciennes prérogatives et n’a pas lavé leur obscure infamie. Le préjugé persisté et à telles enseignes que, tout récemment, un prêtre shintoïste, averti que son gendre était un ancien Éta, requit le tribunal de casser le mariage de sa fille, si abominablement profanée. Le tribunal décida cette fois qu’un Éta valait un homme et le débouta de sa plainte. Et alors on entendit, au sortir de l’audience, le bonnet sur l’oreille,

  1. J’emprunte ces détails à une remarquable étude sur les Éta, de M. l’abbé Évrard, missionnaire apostolique à Tokyô.