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de sous, des chaussures européennes dont les semelles de carton resteront bien collées le temps de présenter ses hommages. La ménagère y déniche un vieux récipient de riz ; le va-nu-pieds y achète, moyennant quelques centimes, un tentacule de pieuvre dont la chair rissolée craque sous sa dent. Et toutes ces choses qui ne se vendent qu’avec la complicité des lanternes et de l’ombre, comme elles sont élégamment disposées ! Quels jolis étalages de bric-à-brac et de denrées douteuses ! Les queues des maquereaux famés ont l’air d’objets d’art et l’on y trouve aussi de vrais bronzes, d’exquis bibelots cassés ou dépareillés, mais que les mains des misérables caressent délicatement.

Et ces déshérités n’ont pas perdu les manières douces et polies. Quand elle pénètre dans la sombre couchée où s’entassent les loqueteux, la mendiante, son enfant à la main, ne manquera pas de lui dire : « Il y a bien des oncles ici, mon mignon. » Et les vieilles têtes grises se soulèveront pour lui marmotter les paroles de bienvenue. Eux aussi, ils aiment les beaux discours et les contes : les quartiers les plus abjects possèdent leurs diseurs de yosé ; les ventres affamés y ont encore des oreilles et se régalent des histoires fantastiques et grivoises qu’un pitre bavard leur débite en plein vent.

Malheureusement, l’ivrognerie s’aggrave ; au pillage des anciens vagabonds a succédé le vol organisé, et la passion du jeu fait des ravages. En vain la loi l’interdit et la police le pourchasse : le jeu triomphe. Et, comme, de tous les édifices privés ou publics, le Parlement est le seul inviolable, c’est au Parlement que les filous et les brelandiers se donnent rendez-vous. En effet les trois cents députés et les trois cents sénateurs entrent à la Diète traînés par un millier de kurumaya qui les attendent dans les jardins et dans les salles basses. Les joueurs guettent leur passage et se précipitent derrière leur kuruma, qu’ils poussent avec une farouche énergie. Le député, toujours gobeur, se croit emporté vers le temple de gloire sur les ailes de la popularité. Pendant qu’il légifère, l’équipage piaffant d’aise joue à pile ou face ses harnais, son fourrage, sa litière, voire son écurie.

Les seuls malheureux qui travaillent constamment et qui, en travaillant, restent fidèles à leur tradition sont les anciens parias que les Japonais nomment encore Éta, c’est-à-dire Impurs. Si vous traversez le quartier d’Asakusa, dirigez-vous du