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puisqu’elles lui apportent une occasion de lâcher la bride à ses verbeuses fantaisies. Il les réfléchit complaisamment et n’y réfléchit pas. Point de paradoxe ni d’opinion fantasque que le peuple japonais ne puisse accepter et débattre. Ses réformateurs ne parlèrent-ils pas un moment d’adopter l’anglais comme langue nationale ? La belle matière à sôdan ! Le spectacle des prodiges industriels, la vapeur et l’électricité, ne l’a pas plus déconcerté que les utopies occidentales dont les journaux commencent à lui chatouiller l’âme. Le Japon est peut-être le seul pays du monde où les locomotives n’aient jamais eu à redouter l’achoppement des superstitions campagnardes. La foule envahit le premier train qui passait, comme si ses Empereurs, depuis Jimmu Tennô, n’eussent fait toute leur vie que lancer des trains.

Je ne connais point de séjour qui assure à l’excentrique une plus grande liberté que Tôkyô. Trois jeunes Européens sortent vers six heures du matin d’un bal travesti qui se donnait à une légation, l’un déguisé en marié de village, l’autre en marquis, le troisième en grenadier. L’air était pur, la matinée printanière ils enfourchent leur bicyclette et traversent la ville, déjà grouillante, pour gagner la campagne. Les Japonais qui s’écartèrent devant eux ne témoignèrent aucune surprise d’un si baroque accoutrement.

D’ailleurs, leurs propres bizarreries ne sauraient les émouvoir. Le patron d’une maison de débauche, revenu d’un pèlerinage au dieu du lac d’On Také, des chapelets autour du cou et le cachet du temple imprimé sur tous ses habits, est pris, d’une telle fureur dévotieuse qu’elle atteint ses pensionnaires et se communique à ses geisha. Les unes n’allument plus que des bâtons d’encens en l’honneur de ce bon petit dieu ; les autres ne chantent plus que des cantiques. Du matin au soir, ce ne sont que visages prosternés et rouleaux de prières qu’on déroule aux sons d’une musique pieuse devant les quatre points cardinaux. Les cliens qui s’aventurent sous ce toit sanctifié s’en retournent en hochant la tête, plus estomaqués dans leurs habitudes que dans leur entendement.

Un fils d’Anglais, né au Japon, et si Japonais qu’il y était devenu un fameux diseur de yosé, songeait que la nécessité du passeport l’entravait sans cesse et gênait ses tournées en province. Comment y échapper ? Il ne voit d’autre moyen que de se faire naturaliser, c’est-à-dire adopter par un Japonais ; et ses yeux