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son tour prend la parole. Et c’est ici que le génie du farniente japonais paraît dans tout son beau. Quand on sollicite votre opinion, entendez qu’on a soif d’éloquence. Parlez ! A qui verbalisera le plus longtemps ! Ne vous croyez pas tenu d’être logique ni même sensé. Soyez disert : amusez, surprenez votre auditoire. 0 douce langue japonaise, mère des longs discours ! Les fantaisies que ces petits hommes se boutent dans la tête finiraient par leur échauffer la cervelle, si elles n’avaient pour s’évaporer les heures calmes du sôdan. Ils écoutent sans impatience, toujours assurés de l’heure, et qu’ils pourront « laisser courir leur bouche » aussi longtemps que le plus loquace d’entre eux. D’ailleurs, ils ne jouissent pas moins de la faconde des autres qu’ils ne se grisent de la leur. Ils causent, ils pérorent, ils argumentent, ils pointillent, ils enfilent avec lenteur des propos extravagans, ils déraisonnent avec gravité.

Et ce sont des imaginaires. Vous n’avez pas décidé quels arbres vous planteriez dans votre jardin, qu’ils en ont déjà cueilli les fruits ou respiré les fleurs. Vous hésitez entre deux partis qui se présentent pour votre fille ; mais, au deuxième orateur, elle est mariée depuis six mois, mère au troisième, et le quatrième essaie de découvrir la vocation de vos petits-enfans. On a sôdané tout le jour que les dieux donnent, et, quand le petit bourgeois a regagné son logis, quand sa femme, après lui avoir servi son dîner, s’est retirée pour manger loin des yeux du maître et qu’il reste seul au bord de sa véranda, devant la lanterne de pierre et les ombres difformes de son jardinet, — à cette heure où des millions d’âmes japonaises épient et savourent le grand silence qui suit le plongeon d’une grenouille dans une flaque dormante, — regardez-le, agenouillé, le corps renversé en arrière, la tête penchée et sur ses genoux tenant ses yeux abaissés : il rêve, il cajole sa rêverie, il divague, il se compose à lui-même un sôdan solitaire, car, le proverbe l’a dit, « ne fût-ce qu’avec son genou, il faudrait encore faire le sôdan. »

Sous la lumière crue de la réalité, cet homme ne s’étonnera de rien. Les esprits très profonds ou très superficiels sont les seuls que rien, n’étonne. Il n’a que des semblans de profondeur et une curiosité à fleur d’âme. Son goût immodéré des palabres, l’appareil de solennité dont il rehausse les entretiens les plus oiseux, le rendent accessible à toutes les ombres d’idées. Dangereuses ou frivoles, il ne distingue pas. Elles sont les bienvenues