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réformateurs et l’on dit même que les meilleurs d’entre eux se disposent à changer de sphère.

Où iront-ils ? C’est leur secret. D’ailleurs, les trois quarts des Japonais aspirent à changer de sphère. La démangeaison d’innover leur communique une inquiétude aussi contagieuse et une aussi merveilleuse envie de se trémousser que jadis la morsure de la tarentule aux habitans de la Pouille. Imaginez des.captifs qui ont subi durant des siècles le régime cellulaire et dont les portes intérieures tombent, ils se répandent à travers leur prison, explorent, furettent, s’arrêtent, repartent, se couchent, se relèvent, voudraient vivre et dormir dans toutes les cellules à la fois. Les étudians ne demeurent pas quinze jours à la même pension ; les parens promènent leurs enfans de collège en collège ; les petits bourgeois déménagent. J’en ai connu qui, en moins d’une année, délogèrent plus de six fois. Comme de domicile, on change de profession. L’ouvrier n’a pas encore appris son métier qu’il s’en dégoûte et en cherche un autre. Maigres comme des chiens fous, le kimono relevé sur leurs tibias, la tête ceinte d’un mouchoir rouge, et toute leur terre au fond des manches, les paysans commencent d’émigrer dans les villes. Vous allez chez votre médecin, et l’on vous informe qu’il est devenu banquier. Vous entrez chez un marchand, et c’est un avocat qui vous sert. On vous présente un industriel, qui, la veille, venait vous interviewer en qualité de reporter. Personne n’a plus l’amour de son métier ni ne comprend la dignité professionnelle. Les Japonais ont rompu leurs gourmettes et leurs âmes désheurées courent la prétentaine.

Mais cette inquiétude où le regret de l’idéal perdu s’allie au besoin d’un nouvel idéal qui leur échappe encore, cette fièvre de réformes dont se félicite et s’enfle leur ostentation, bouillonnent sur un lit de paresse creusé par vingt siècles d’insouciance. Tous les réformateurs du Japon voudraient résoudre un beau problème qui ne fût pas difficile. Si l’ouvrier japonais est payé trois fois moins que le nôtre, le nôtre produit trois fois plus Les marchands, tranquillement agenouillés devant leur brasero, regardent leurs cliens du même œil indifférent que des tireurs d’horoscopes. Ont-ils une commande à livrer ? Ils trouvent des remises de jour en jour et poussent l’inexactitude jusqu’au mépris enfantin de leurs intérêts. Jadis on chômait les dieux, qui sont innombrables ; on chômait l’éclosion des fleurs ; on chômait