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avec la connaissance d’une foule de noms propres, des notions vagues où se fonde leur suffisance : il leur a permis de se découvrir des aptitudes assez précises pour les mathématiques et les sciences appliquées. Ces manieurs d’abaque se révèlent algébristes. Mais ils ne voient guère dans l’esprit de géométrie qu’un petit dieu subtil, moderne et pratique, qui ouvre les portes des maisons de banque.

Pourtant, ce n’était point par ces qualités que l’enfant japonais semblait jadis annoncer une civilisation plus belle que la nôtre. Je sais que l’intelligence asiatique, si précoce, noue souvent des fruits dont le germe ne se développe pas. Mais l’ancien Japon, pareil à ces artistes qui donnent toute leur mesure dans leur premier jet, avait mis le meilleur de son âme en ces jeunes êtres où les idées d’honneur et de désintéressement, vierges des souillures de la vie, étincelaient comme une épée charmante sur des fleurs de prunier. Si j’avais à peindre l’héroïsme japonais, je représenterais un adolescent d’une beauté presque féminine, immobile, les yeux baissés et qui sourit. Vous pouvez encore le croiser au coin d’une rue, dans une boutique de marchand, peut-être même à la sortie d’une classe : seulement on ne vous dira son nom que bien longtemps après qu’il aura passé.


Du temps que j’étais à Tôkyô, un ancien samuraï très pauvre trouva pour son fils, âgé de treize ou quatorze ans, une place d’apprenti chez un marchand du boulevard Ginza :

— Va, lui dit-il, mais souviens-toi que, si tu faisais jamais quelque chose contre l’honneur, je te fermerais mon cœur et ma maison pendant sept existences.

L’enfant le remercia, le salua jusqu’à terre, et, traversant une dernière fois le petit jardin paternel où la mousse jaunissait sur la lanterne de pierre, il s’en alla chez son nouveau maître.

Un mois s’écoula ; on était content de lui, quand, un jour, le pâtissier voisin se présenta chez le marchand :

— Vous m’avez envoyé hier, dit-il, un employé qui n’est pas honnête : pendant que j’enveloppais les gâteaux qu’il venait acheter de votre part, il m’en a volé un.

Aussitôt le maître appelle son employé. L’enfant nie ; le pâtissier insiste ; l’enfant continue de nier

— Avoue donc, interrompt le maître, et je te pardonne. Si tu persistes à mentir, je le chasse.