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ou radicaux, les Okuma, les Itô, les Yamagata, les Itagaki, s’ils n’ont pu commander aux événemens, ont su du moins tirer de l’amour-propre national un admirable effort. Je ne sais rien de plus saisissant et, en somme, de plus beau que la patience avec laquelle, durant vingt ans, les ministères japonais ont négocié la révision des traités et ont arraché à l’Europe le privilège de juger ses résidens. L’insupportable humiliation des justices consulaires les a décidés à des sacrifices que la prudence et les préjugés asiatiques rendent singulièrement méritoires. Ils ont ouvert leur pays, aboli les passeports, reconnu presque aux « gentils » le droit de propriété sur la terre japonaise, promulgué des codes dont certains articles irritaient ou blessaient leur conception de la vie. Tribunaux de canton et de première instance, cours d’appel et de cassation, bâtis à l’européenne, se sont élevés comme ces palais fabuleux qui surgissent dans l’espace d’une nuit. Restait à les pourvoir de magistrats. On dépêcha vers les Universités de France et d’Allemagne des jeunes gens dont l’intelligence et l’activité étonnèrent nos professeurs. Je m’en voudrais de ne point citer M. Umé, dont la Faculté de Lyon a gardé le souvenir, et qui occupa la présidence du Conseil de législation. Chaque fois que je crains de céder à l’agacement que nous donne la maladresse des innovations japonaises, j’évoque la modeste et loyale figure de ce travailleur passionné pour le bien de son pays et dont la petite lampe, le soir, éveille dans les ténèbres de l’Extrême-Orient une clarté nouvelle : l’amour de la vérité. Elle n’est pas la seule, mais ces lumières naissantes et disséminées seraient-elles comme les premiers feux d’une fête qui commence ?

Je suis entré un jour au Palais de Justice ; on y jugeait le journal le Yorozu, qui avait dénoncé les concussions d’un ministre. Je croyais à un procès retentissant : le public peu nombreux suivait d’un œil morne les mornes débats. Les avocats, sous leur petite toque noire qui ressemble à l’ancienne coiffure des seigneurs japonais et dont la forme rappelle notre bonnet phrygien, bâillaient en feuilletant leur dossier et les magistrats considéraient attentivement les moulures du plafond. Mes compagnons, bien qu’engagés dans la lutte des partis, ne témoignaient aucun désir de connaître le verdict. Ils se montraient assez convaincus de la culpabilité du ministre, mais peu leur importait que le tribunal opinât pour ou contre. Leur indifférence venait d’un profond scepticisme à l’égard de leur magistrature. Sans traditions,