Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/174

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dès que l’interprète a commencé de les traduire, ce grand oiseau de proie, resserrant ses pupilles, y guette le passage d’une bonne idée neuve pour fondre sur elle, l’emporter dans son aire et la distribuer entre ses nourrissons.

Des parvenus de la première, heure, je n’en vois guère qui ne pâlisse à côté de ces deux personnages. Et cependant que de figures originales, depuis le maréchal Yamagata, long, sec, étriqué dans sa redingote noire, et dont la tête de mort trouée d’éclairs sert de fanal au parti conservateur, jusqu’à cet éloquent bavard d’Itagaki, indécis et violent, enragé de Jean-Jacques, fanatique de Gambetta, comte socialiste, mais pauvre, qui, sous le poignard d’un sôshi, s’écriait : « Itagaki peut mourir, la Liberté est immortelle ! » et qui, nommé ministre, faillit manquer l’audience impériale, faute d’une paire de gants et d’un gibus !

Et, après les marquis et les comtes, les barons. Voici le baron Itô, le petit Itô, ainsi qu’on l’appelle, remuant, intrigant, turbulent, impertinent, toujours fourré parmi des boursiers marrons et, quand il fut ministre, accusé d’introduire le filoutage au ministère, mais d’une intelligence alerte et d’une fécondité merveilleuse en expédiens. Et voici l’honnête et lourd baron Suyematsu, grosse voix, gros rire, ancien étudiant de Cambridge, empli du parlementarisme anglais, ministre des Postes et Télégraphes, orateur, économiste, jurisconsulte, esthéticien, romancier, poète, d’une capacité à tout entreprendre, incomplet en tout. Les Japonais disent de lui : « C’est une statue de Bouddha qui n’a point d’yeux. » J’eus l’honneur de l’entendre nous conter ses impressions de guerre, lorsqu’il assistait dans Kagoshima aux suprêmes convulsions du Japon féodal : il évoqua le souvenir d’une nuit très claire où les musiques des deux armées jouaient au pied des montagnes. « J’en ai fait une poésie, » ajouta-t-il avec autant de satisfaction que de mélancolie. Et mon voisin japonais me murmura confidentiellement : « Le baron Suyematsu aime les héros. »

Il les aime et tous ses collègues les aiment aussi. La plupart d’entre eux ont même débuté par l’héroïsme : seulement ils n’ont pas suivi leur pointe. Un jour que je voyageais au Nord du Japon, je vis entrer dans notre compartiment un petit Japonais, l’œil émerillonné, et dont les favoris grisonnans se confondaient avec la couleur de son veston. À la manière dont il entretenait mes compagnons de ses heureux trafics et dont il prononçait