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venus, par politesse ou par vanité, voir danser et souper les Européens ; et ce spectacle vaut apparemment qu’on affronte quelques fâcheux voisinages. Sous la trompeuse égalité que notre présence leur impose, on sent percer encore des mépris et des répugnances de caste ou de clan. Ils ne forment pas un monde ils sont formés d’une débâcle de plusieurs mondes. Le négociant riche y croise un cousin de l’Empereur ; l’ancienne danseuse, aujourd’hui baronne, y coudoie la princesse ; le kugé y cède le pas au petit samuraï qu’un coup de fortune a jeté dans les honneurs.

À l’instant tragique de la Restauration, alors que le gouvernement n’avait guère que vingt-quatre heures pour improviser sa défense, tel samuraï fut nommé officier de marine, parce qu’il savait nager ; tel autre, lieutenant-colonel, parce qu’il montait à cheval. Il y en eut de noyés et de désarçonnés ; mais, dans ce pays où la Révolution a devancé les révolutionnaires, les hommes continuent de se recruter au petit bonheur. Comme un temps de galop fit un général, dix minutes de Bourse font un ministre. Les salons sont pleins de ces générations spontanées et plus éphémères encore. Tous les diplomates qui ont séjourné au Japon sont déconcertés par la soudaine éclipse des gens de conséquence qu’ils avaient accoutumé de fréquenter et qu’un changement de ministère ou qu’un simple caprice de la politique retire brusquement de la circulation. Ils n’avaient de raison d’être que la dignité dont on les affublait et sont si bien identifiés à leur rôle que le même geste qui l’interrompt les escamote. On ignore dans quelle taupinière ils sont allés se terrer et retremper leurs lèvres humides de champagne au cruchon des tièdes eaux-de-vie de riz.

« Si nous buvions une coupe de saké ? » disait le marquis Itô à de vieux compagnons, quand les dernières mesures du cotillon s’éteignirent et qu’Européens et Japonais eurent regagné leurs attelages et leurs kuruma. « Si nous buvions une coupe de saké ? » Et ils achevèrent la nuit, en bons samuraï, agenouillés autour de la liqueur que la déesse maternelle du Soleil fait mûrir dans les rizières.

Le marquis est un de ceux qui, depuis trente ans, tiennent et remplissent la scène. Il adore ces débauches intimes et ses amis ne se lassent point d’écouter les récits odysséens de ce petit homme aux grandes enjambées qui, né dans un rang très obscur,