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au recoin le plus obscur d’une espèce de cul-de-sac. On l’y attendait sans doute, car Nakayé le reçut accoudé sur un petit tonneau de saké et flanqué de plusieurs tonneaux vides. Il ne daigna pas même lui rendre son salut, tout à la jouissance d’humilier en son visiteur l’antique noblesse du Yamato. Cependant, lorsque le marquis lui eut exposé ses plans :

— J’accepte, dit-il, mais je suis court d’argent : payez-moi d’abord.

On le paya ; le journal fut lancé et Nakayé n’y parut point. Il avait émigré au Yoshiwara, et c’était là que des courriers hors d’haleine venaient cueillir, à mesure qu’ils tombaient de son pinceau, des commentaires sur les Droits de l’homme.

Un beau jour, il suspendit sa collaboration et déclara qu’il ne la continuerait que si son noble directeur consentait à frayer avec le peuple.

— Jusqu’ici, lui dit-il, vous avez marché sur les nuages et vous ignorez ce qui se passe dessous. Comment ! votre journal demande la liberté pour tous, et je ne vous ai jamais rencontré dans un club démocratique ! Je veux vous y introduire.

On convient d’un soir et Nakayé emmène son marquis à l’autre bout de la ville, dans un izakaya. Ainsi s’appellent les petits bouges, rendez-vous des kurumaya et des hommes de peine. Entre deux courses, le traîneur de cabriolet s’y arrête, pose à terre les brancards de sa voiture, s’enveloppe les épaules de sa couverture rouge et va droit au tonneau lamper une ou deux mesures de saké. Ce spectacle nouveau pour lui, les rires, les rudes brocards, l’âcre odeur de l’alcool, intimidaient l’aventureux et crédule gentilhomme ; mais, sous son masque impassible de citoyen bohème, Nakayé exultait

— Voilà le peuple, disait-il, le peuple que vous aimez ! Ne le régalerez-vous pas ?

Et, pendant que les habitués de la taverne ribotaient aux frais de leurs mystérieux amis, il prétexta une emplette, l’affaire de cinq minutes, et joua des talons. Quand le tonneau de saké fut épuisé, le patron de l’izakaya, n’ayant plus rien à vendre, voulut fermer boutique et pria l’inconnu de régler son compte. Ainsi que la plupart des gens de sa caste qui ne sortaient jamais sans un nombreux domestique, le marquis n’avait pas emporté un sen dans ses manches. Il assure que son compagnon ne peut tarder on attend. La, nuit s’avance, le buvetier s’échauffe, les kurumaya