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Derrière lui, sur une console, des arbres nains et centenaires contournaient leurs rameaux minuscules, et, tout en causant, il respirait les fleurs d’une branche de prunier. Ses cheveux grisonnans nuancent de mélancolie la noblesse fatiguée de sa figure malaise. Ses lèvres charnues, qui se ferment à peine, ont un sourire tour à tour enfantin, fier et voluptueux. Dans cette demeure immense, presque abandonnée, où l’on sent que les âmes n’accompagnent point les corps, ce ministre de l’Instruction publique, à qui ses concitoyens reprochent de nous aimer trop, me paraissait au contraire un pur, un délicieux Japonais ; et, tandis qu’au hasard de la conversation, il m’entretenait de ses réformes et de ses voyages, mêlant à ses projets d’enseignement secondaire des souvenirs d’Henri Rochefort ou de Judith Gautier, je me rendais compte que ce gentilhomme impérial, fin buveur de saké et délicat amateur de beaux visages, était revenu du banquet européen un peu grisé peut-être, mais toujours escorté de ses idées japonaises, comme l’Athénien de ses joueuses de flûte. Et, lorsque je l’eus quitté et que ses deux galopins m’eurent reconduit avec des révérences et des plongeons qui leur donnaient l’air, tout en courant, de ramasser des noix, je restituai dans mon souvenir cette image de grand seigneur adolescent et vieilli à son cadre naturel : un vieux palais de Kyôto.

La nouvelle civilisation, son décor et son costume, répand sur le personnage des patriciens japonais je ne sais quelle ombre nostalgique. Alors même que leurs manières n’y trahissent aucune gêne et que tour urbanité s’y meut avec aisance, ils ne laissent point d’y ressembler à des hôtes de passage ou à des exilés. Tout ce luxe européen n’est pour eux que la face somptueuse de leur abdication. Les titres honorifiques dont on les a remeublés ne parviennent pas à leur masquer le vide désespérant de leur avenir. S’ils peuvent encore ambitionner de survivre à leur caste, ils ne sauraient se dissimuler que la tâche leur en devient chaque jour plus ingrate. C’est en vain qu’ils se poussent au premier rang des réformateurs : les réformes qu’ils préconisent, par amour de leur pays ou pour s’insinuer dans la grâce de leurs inférieurs, dégagent contre eux un esprit de défiance et d’hostilité. Nous avons révélé au peuple japonais qu’il était opprimé depuis des siècles, et, au lieu de considérer que cette oppression lui fut en somme douce et tutélaire, il en veut à ses maîtres d’autrefois moins encore de l’avoir tyrannisé que d’avoir